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Miliciens armés dans les rues de Guelma, 1945. D.R.
Les massacres du Nord-Constantinois de 1945, un événement polymorphe
Les événements du Nord-Constantinois survenus en mai et juin 1945, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, marquent une rupture majeure dans l’histoire de l’Algérie coloniale. Si les historiens s’accordent aujourd’hui pour les qualifier de « massacres coloniaux », leur interprétation est encore en débat. En dépit du pluriel usité pour les désigner, ils font en effet trop souvent encore l’objet d’une lecture monolithique qui tend à réduire leur sens et leur portée. Le pluriel doit conduire à bien distinguer les faits qui se produisirent en mai 1945 dans les deux régions de Sétif-Kherrata et de Guelma, pour construire une juste représentation de ces événements, au cours desquels des logiques différentes furent à l’œuvre, même si le contexte général était commun.
En plein essor depuis la diffusion, en février 1943, du Manifeste du peuple algérien par les Amis du Manifeste et de la liberté de Ferhat Abbas, le mouvement nationaliste trouva, d’une part, les raisons d’une colère dans l’arrestation de Messali en avril 1944 et la répression des manifestations nationalistes du 1" mai à Alger et à Oran et, d’autre part, celles d’espérer une indépendance proche dans l’ouverture de la conférence de San Francisco. Le choc se produisit dans le Nord-Constantinois, où le nationalisme avait le plus de force et où le peuplement était le plus déséquilibré en faveur des Algériens, mais de façon différente à Sétif-Kherrata et à Guelma.
Sétif-Kherrata, Guelma : un même massacre colonial, deux modalités différentes
Le 8 mai 1945, à Sétif, alors que les autorités françaises s’apprêtaient à fêter la fin de la guerre, la manifestation organisée par le PPA se transforma en émeutes quand la police chercha à enlever les drapeaux algériens et les pancartes nationalistes qui demandaient la libération de Messali et l’indépendance de l’Algérie. Des civils européens furent tués alors que refluaient les émeutiers algériens, dont certains moururent aussi au cours de la répression. Au nord et à l’est de Sétif, en particulier à Kherrata en Petite Kabylie, où la population était très pauvre et comptait très peu d’« Européens », la révolte des paysans naquit de façon spontanée dans l’après-midi quand les nouvelles affluèrent de la ville. L’insurrection dura jusqu’au 12 mai. Des bandes d’hommes armés d’outils agricoles, d’armes blanches et de quelques fusils de chasse tuèrent sans distinction des « Européens », sur les routes ou dans les villages pour venger le meurtre de leurs « frères » à Sétif. Le 12 mai, l’insurrection refluait et le bilan affichait quatre-vingt-dix Européens tués. En vertu de l’état de siège, l’armée commandée par les généraux Henry Martin et Raymond Duval fut chargée de la répression des 40 000 insurgés — chiffre estimé par le général Martin. Quatre régiments coloniaux, deux de goums marocains et deux de tirailleurs sénégalais furent engagés jusqu’au 24 mai. L’aviation lâcha 41 tonnes de bombes sur les villages insurgés ; le croiseur Duguay-Trouin tira à dix reprises dans la région du Cap Aokas et l’artillerie, 858 obus.
Les opérations militaires dépassèrent la simple activité de répression. Il y eut donc dans cette région une véritable guerre contre des civils très faiblement armés qui dura jusqu’au 24 mai, soit dix jours après que les assassinats d’Européens eurent cessé. Des milices composées de colons européens se formèrent à Chevreul et Saint-Arnaud et jouèrent un rôle d’appoint de l’armée. Le gouvernement, inquiet des proportions que prenaient les massacres, nomma un ancien résistant, le général Paul Tubert, à la tête d’une commission d’enquête, le 19 mai, dont l’annonce contribua à ce que l’armée relevât son glaive. Le 24, il était à Sétif, où la guerre contre les populations algériennes était terminée. La commission devait se rendre à Guelma ; or elle fut suspendue, certainement sur l’ordre du général de Gaulle. À Guelma, ville située plus à l’est, entre Constantine et Bône, les massacres continuaient, mais selon un scénario différent, et échappaient au contrôle des pouvoirs civils d’Alger et de Paris.
À Guelma, une manifestation pacifique et nationaliste organisée par le PPA rassembla le 8 mai dans l’après-midi quelque 1 500 Algériens, des jeunes gens pour la plupart, avec les mêmes revendications qu’à Sétif. La police, sous les ordres du sous-préfet André Achiary, réprima la manifestation. Un Algérien fut tué, mais aucun Français ne fut même blessé. Les deux jours suivants, douze Européens furent tués dans les campagnes par des bandes d’hommes qui se vengèrent, mais il n’y eut aucune insurrection comparable à celle de Sétif. Il y eut des rassemblements près de la cité. Jamais elle ne fut assiégée comme on l’a dit à l’époque ; d’ailleurs, l’armée ne joua qu’un rôle secondaire dans cette région. En revanche, la police et la gendarmerie devinrent les auxiliaires d’une milice composée d’Européens, organisée par le sous-préfet André Achiary et armée par les militaires. Elle rassemblait deux cent quatre-vingts « Européens » de toutes opinions politiques et de toutes professions. Un tiers des 35-50 ans de la ville s’y enrôlèrent. La grande majorité des miliciens rentrèrent chez eux lorsqu’ils constatèrent que la ville n’était pas attaquée et seuls soixante-dix-huit d’entre eux demeurèrent armés aux côtés des forces de l’ordre — chiffre auquel il faut ajouter des colons armés des villages des alentours constitués en milice à Millésimo, Héliopolis et Petit.
Ces miliciens, policiers et gendarmes massacrèrent des Algériens du 9 mai au 26 juin 1945, alors que les meurtres d’Européens avaient cessé le 11 mai. Le pic fut atteint vers le milieu du mois de mai, après la venue à Guelma le 13 mai du préfet de Constantine, André Lestrade Carbonnel, qui délivra aux miliciens et aux forces de l’ordre de la région un permis de tuer en toute impunité et de faire régner la terreur. La ville fut bouclée et soumise à un couvre-feu. Les Algériens arrêtés furent envoyés à la mort par un tribunal illégal portant le nom de cour martiale. Les miliciens et les forces de l’ordre tuèrent les Algériens arrêtés, dans différents endroits, en particulier au nord de Guelma, à Kef el-Boumba, au cours du mois de mai. Puis, en juin, ils brûlèrent les corps retirés du charnier — plus de six cents personnes dans un four à chaux situé à Héliopolis appartenant à l’un des principaux colons de la région, Marcel Lavie, par ailleurs conseiller général et délégué financier, pour cacher les illégalités commises et le massacre au ministre de l’Intérieur, Adrien Tixier — et, au-delà, au pouvoir politique. Les élus de la région et du département, rassemblés respectivement dans un comité de vigilance et dans la Fédération des maires, apportèrent leur soutien aux autorités préfectorales et à la milice de Guelma. Ils couvrirent et légitimèrent au plan politique les illégalités commises, puis firent pression sur le gouverneur général et le gouvernement pour justifier les violences et assurer l’impunité des miliciens.
Un enjeu politique et historique : les morts algériens de mai 1945
Combien y eut-il de victimes au cours de ces événements ? Du côté français : cent deux morts, dont quatre-vingt-dix dans la région de Sétif. Côté algérien, le bilan est plus difficile à établir. Les autorités françaises n’avaient aucune raison de vouloir s’y plier, d’autant que cela les aurait conduites à reconnaître leurs responsabilités au moment où elles signaient la Charte des Nations unies et où la légitimité du colonialisme n’était plus assurée. Elles préférèrent diffuser un bilan très éloigné de la réalité : 1 165 morts. Après l’indépendance, les autorités algériennes reprirent le chiffre donné par le PPA à l’époque, 45 000 morts algériens, l’amplifièrent même à 80 000 ; et, dans les années 1990, alors que le pays était en pleine guerre civile, elles développèrent le thème du « génocide » qu’avait déjà employé le PPA pour qualifier ce massacre dans le nouveau contexte juridique de l’après-guerre.
L’appréciation historique d’un tel événement dépend en grande partie de la capacité à proposer un bilan assez fiable. Les historiens ont exhumé des archives des estimations assez variables. Le 4 juin 1945, l’état-major britannique en Afrique du Nord estima le nombre de morts à 6 000 et de blessés à 14 000, des ordres de grandeur à rapprocher de celui fourni en 1952 par un officier de renseignement, le capitaine Terce, qui parle alors de 10 000 morts. L’armée américaine avança celui de 17 000 morts, un chiffre comparable à celui évoqué en 1948 par le journal de Ferhat Abbas, Égalité : 15 000 à 20 000 morts. C’est dans ces fourchettes qu’il faut estimer le nombre des victimes. Il ne se rapporte pas à une répression violente, propre aux usages coloniaux, mais à un massacre de populations civiles.
Au cours des opérations militaires dans les montagnes au nord de Sétif, l’armée liquida des paysans qui appartenaient aux villages insurgés, sans établir de distinction particulière puisqu’elle livrait une guerre à l’arme lourde à des populations désarmées, laissant les cadavres dans les villages ou sur les routes. Les décès ne furent d’ailleurs pas déclarés aux autorités françaises, tant elles semblaient des ennemies aux yeux des Algériens de la région. Dans la région de Guelma, 79 % des morts étaient des hommes de 15 à 45 ans, nationalistes, exécutés sur la base de leur appartenance politique, à partir des listes d’adhérents aux Scouts musulmans d’Algérie, de cotisants des Amis du Manifeste et de la liberté ou de syndiqués musulmans de la CGT. La purge représenta 13 % de la population adulte masculine de la ville. Elle atteignit le quart des effectifs des 25-45 ans et concerna des citadins intégrés, exerçant les métiers du commerce, de l’artisanat et de la petite fonction publique (cheminots, infirmiers, employés communaux). Dans les campagnes, les morts furent le plus souvent des métayers de moyens propriétaires européens. Ce fut seulement parmi les familles de ces derniers que l’on trouva des assassinats de femmes et d’enfants et des pillages. Dans la ville de Guelma, aucun enfant ne perdit la vie ; une seule femme fut assassinée. On se trouve donc bien en présence d’un « politicide », pour reprendre la terminologie forgée par les sciences politiques anglo-saxonnes. Comment faut-il interpréter ces violences ?
Insurrection spontanée algérienne et subversion française
Le gouvernement français estima que la cause en revenait à une insurrection fomentée par le PPA. Lors de sa libération de prison en mars 1946, Ferhat Abbas fit lui-même porter sur le PPA la responsabilité des événements. Aux temps du nationalisme triomphant du début de l’Algérie indépendante, il était entendu que le 8 mai était une insurrection préfigurant le 1er novembre 1954, même si, pour des raisons liées à la nécessité de faire disparaître jusqu’au souvenir du PPA, on ne mentionnait pas son nom. Dans les années 1990, plusieurs acteurs ont parlé d’un ordre insurrectionnel lancé par le PPA pour soulager les populations victimes du massacre, puis d’un contre-ordre insurrectionnel qui ne serait pas arrivé à temps, sans pouvoir fournir davantage de preuves que les archives françaises. Le PPA avait assurément depuis 1940 la conviction que l’indépendance passait par une insurrection. Des militants songèrent certainement à donner un coup de main aux populations massacrées. Mais le PPA n’avait aucun moyen de susciter une insurrection, faute d’une organisation militaire, d’une direction — décapitée à la suite de l’arrestation de nombreux militants —, de toute préparation, d’armes et de munitions. S’il fut bien l’instigateur des manifestations nationalistes du 8 mai, il ne fut pour rien dans la révolte des campagnes de Sétif. Celle-ci s’explique beaucoup moins par la revendication nationaliste, du moins formulée comme telle, que par le sentiment de solidarité musulmane qui a conduit les paysans de Petite Kabylie à se soulever de façon spontanée. De ce point de vue, l’insurrection de Sétif prolonge l’ère des insurrections algériennes contre la colonisation commencée au xixe siècle [D p. 95], avant que ne commence la préparation de la guerre révolutionnaire par l’OS, puis le FLN.
À Guelma, le (relativement) faible nombre de victimes européennes et le récit des événements montrent qu’il n’y eut pas d’insurrection comme à Sétif. D’ailleurs, il n’y eut pas dans la région de grande cérémonie de soumission comme celle organisée par l’armée le 22 mai au Cap Aokas, dans le golfe de Bougie. Et pour cause : il n’y avait pas d’insurgés algériens à Guelma. Que se passa-t-il donc ? Le directeur de la police judiciaire algérienne qualifia dès le mois de juin les violences de « révolte des Européens contre les musulmans » — et, ajouterons-nous, contre les pouvoirs civils algérois et parisiens, occupés à mettre en oeuvre depuis 1944 des réformes réprouvées par une partie de l’opinion française en Algérie. C’est pourquoi on peut qualifier cette « révolte » de « subversion française ». Elle fut en effet préparée dès le mois d’avril, dans un climat de très fortes tensions politiques, démographiques et foncières, par la création d’une milice, certes légale mais plus utilisée depuis le xixe siècle. L’ordre légal, celui de la municipalité, du tribunal et de la police, fut suspendu le 9 mai au profit d’un ordre illégal. Les services de police se confondirent avec la milice. Un tribunal illégal prononça des sentences de mort à la place de la justice. Un comité dirigea la ville pendant un mois et demi et organisa les massacres ; il en détruisit ensuite les traces pour les dérober au gouvernement, lequel ne montra d’ailleurs pas une volonté ferme de sanctionner les crimes commis. Enfin, ces institutions parallèles s’opposèrent aux directives venant d’Alger et de Paris.
En refusant d’établir la vérité et en n’obligeant pas les tribunaux à rendre la justice, pour ne pas s’aliéner trop fortement les Français d’Algérie dans l’espoir de ne pas compromettre la politique de réforme amorcée en 1944, les gouvernements français successifs se mirent dans la position d’accepter à peu près toutes les volontés de l’Algérie française et de fermer la porte à toutes les revendications algériennes. Ils perdirent ainsi sur les deux fronts, celui de la vérité et celui des réformes, tandis qu’une partie des nationalistes algériens conclurent de ces événements que la lutte armée était légitime et constituait la seule option pour conquérir l’indépendance.
Jean-Pierre Peyroulou