Les tchatcheurs

Des cafés, il y en a, à Bab-el-Oued ( de toutes les couleurs criardes des devantures ou des fresques naïves décorant les salles. Il y en a pour tous le goûts, politiques ou sportifs, depuis la " Grande Brasserie " pour les amateurs de billard, jusqu'à " Pilor ", pour les républicains espagnols, en passant par la " Brasserie olympique ", la " Brasserie des avenues ", le " Café de Barcelone" " Algéria ", la " Butte ", faussement montmartroise, le " Sélect " - j'en passe, et des meilleurs pour ce qui est de la kémia.
Amuse-gueule, zakouski à l'algérienne, les ingrédients de la kémia varient selon les cafés dont les patrons mettent leur point d'honneur à " servir une spécialité tout à fait spéciale ". Citons, dans le désordre, les olives noire et vertes, les rondelles de tomate, le carottes vinaigrées, les bouts de fromage en dés ou en lamelles, les saucisses minuscules, le saucisson en tranches, le sardines en friture, les anchois, le " caviar oranais ", les pistaches, les cacahuètes salées, les amandes grillées, le bliblis (petits pois chiches grillés, durs et croquants) sans oublier la loubia, le bol( de haricots secs, cuits dans une sauce rougie par le piment et le koumoun (cumin).

Elle est savoureuse, la kémia. Elle est le complément, le faire-valoir indispensable de l'anisette, qu'elle donne la force le courage et tout. L'anisette surclasse ses cousins de Méditerranée, le pastis provençal, l'ouzo grec -ou le raki moyen oriental. Elle établit un lien chaleureux entre les trois sortes de clients du café les voyeurs, les joueurs et les parleurs.

Les voyeurs s'installent à la terrasse en épicuriens pour boire le soleil qu'il vous dit bonjour et pour lorgner les jolies filles qui passent dans la rue (les femmes dans les cafés, sont toujours accompagnées), souvent gaies et souriantes.

Les joueurs, à l'intérieur, font d'interminables parties de dés, de dames, de dominos, de cartes. Ils jouent au rami, à la bisque, à la belote et à sa variante autochtone, le touti, mais surtout à la ronda.

Espagnoles sont les cartes (copas, les coupes; bastos, les bâtons; oro, les pièces d'or; espadas, les épées). Espagnols sont les personnages (sota, le valet; rey, le roi; caballo, le cavalier, remplaçant la dame, qui n'a bas le droit de paraître en public, même sur un carton), même les exclamations et les sont typiquement Babelouediennes.

Voyeurs et joueurs interrompent de temps à autre, par une intervention goguenarde, le tchatcheur (le beau parleur) qui cherche à subjuguer, par sa parole abondante, des auditeurs complaisants, mais non pas dupes. La tchatche, c'est le bagou. La faconde renforcée par la mimique. Tous les traits du visage de l'orateur bougent et ses mains, elles parlent comme sa bouche... " Quand le mot est absent, quand le verbe se fait attendre, disait déjà Musette, Cagayous supplée à l'indigence de son glossaire par le geste et l'expression du masque. "

Au Café de Provence, un ancien combattant décrit, pour la quatrième fois dans la semaine, le froid, qu'il m'a fait souffrir plus que les Allemands, ce jour là de la bataille de Cassino. Il faisait moins dix degrés à son premier récit, moins quinze au deuxième, moins vingt au troisième. Au quatrième, l'Italie hivernale prend les couleurs blafardes et presque apocalyptiques de la Sibérie. Personne ne croit tout à fait le conteur, mais personne ne lui cherche noise, car la surenchère fait partie d'un jeu unanimement accepté, où le verbe compte plus que le fait, l'imagination plus que la précision et la poésie plus que la vérité.

Une tchatche digne de ce nom est une messe gaie dont la liturgie comporte trois rites essentiels. Le poh! poh! émaille le propos, ponctue tout ce qui mérite étonnement et admiration. Le bras d'honneur (le bras long avec l'autre main dessur le coude, et puis la main, ensuite qu'elle tape sec dessur le biceps lance le défi obscène, insolent, à l'adversaire, à l'adversité, à l'univers tout entier. Le tape-cinq (la paume et les cinq doigts claquant contre les cinq doigts et la paume de l'ami) exprime, au contraire, la joyeuse complicité.

Le tape-cinq constitue le finale, l'apothéose du tchalef c'est-à-dire l'anecdote, de la gaudriole, de la plaisanterie de la galéjade, de la bonne blague boniment accommodé à une sauce épicée et d'autant plus drôle qu'il complètement inventé, bien que le tchatcheur garantisse, sous (faux) serment son authenticité.

Le tchalef est l'antichambre du rire de la bosse, de la pantcha, du ventre de rire. Le rire est le propre de l'homme mais surtout de l'homme Babelouedien, algérien, maghrébin, méditerranéen quel Nordique, quel Parisien subtil compassé comprendra jamais tout ce qui se cache d'élan, de tendresse, de critique concrète et démythifiante, d'autocritique secrète, de désespoir parfois, derrière ce rire gargoulette qui se vide, énorme, sans retenue, rabelaisien?.


Des cafés, il y en a, à Bab-el-Oued , la " Grande Brasserie ", " Pilor ", la " Brasserie olympique ", la " Brasserie des avenues ", le " Café de Barcelone" " Algéria ", la " Butte ", Le " Sélect " - j'en passe, et des meilleurs pour ce qui est de la kémia........

Les voyeurs s'installent à la terrasse pour lorgner les jolies filles .

Deux généraux assis
Monsabert et Juin
suivant les effets du bombardement de Cassino en Italie.
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