La fusillade du 26 mars 1962, rue d'Isly près de la grande poste d'Alger, au travers des témoins du procès de Jean Marie Bastien Thiry.
La fusillade de la rue d'Isly
déclenchée par un eurasien
.
L'audition des témoins est terminée, en ce qui concerne le procès du petit Clamart. Mais voici que le général Gerthoffer se lève, un dossier à la main. Il s'agit du rapport sur la fusillade du 26 mars, rue d'Isly, établi par le capitaine Claude Garat, commandant d'une compagnie de gendarmes à Maison-Blanche. Lecture en est donnée.
Le premier personnage que le capitaine Garat a interrogé est un commandant du 4e Régiment de Tirailleurs. Celui-ci a déclaré que l'ordre était "d'arrêter la manifestation, au besoin par le feu ". Il n'a pas assisté à la fusillade, mais à partir de 14h 45, il a entendu des rafales puis des coups de feu isolés. Il n'est arrivé sur les lieux qu'à 15h 30. A son avis, les tirailleurs ont été obligés de riposter à des tirs de provocation qui seraient venus des toits. Il prétend avoir découvert plusieurs emplacements de fusils-mitrailleurs sur ceux-ci. Cependant aucun impact n'a été relevé sur les véhicules de l'armée. Parmi les soldats, il y aurait eu quatre blessés par balles.

Les contradictions contenues dans cette déposition sont manifestes. Comment, en ripostant aux tirs de mitrailleurs postés sur les toits, a-t-on pu abattre une centaine d'hommes et de femmes qui se trouvaient dans la rue ? Par ailleurs, le nom du témoin dont le capitaine Garat cite ainsi la déposition n'est pas donné. La défense proteste :
- Cette enquête de la gendarmerie est un tissu de contrevérités !
- C'est un acte d'agression !
- C'est la version des tueurs
- Nous allons déposer des conclusions
Mais ces conclusions ne seront pas nécessaires, A la surprise de la défense, des accusés et de l'auditoire, la Cour admet d'entendre des témoins sur cette tragique affaire de la rue d'Isly. C'est un rebondissement imprévu du procès. Il est vrai que de nombreuses personnes, qui se trouvaient dans la foule mitraillée le 26 mars, sont venues témoigner en faveur des accusés. Le général Gardet n'est sans doute pas mécontent de faire venir à la barre des officiers du service d'ordre susceptibles de donner des faits une version différente. A la demande de l'accusation paraîtront donc le colonel Goubard, le commandant Poupar, les capitaines Tescher et Gilet ; à la demande de la défense, M. Claude Joubert, reporter à la R.T.F., et M. Julien Besançon, reporter à Europe N°1 ; à la demande des deux parties, enfin, le lieutenant Saint-Gall de Pons.
C'est le samedi 23 février 1963 que l'on peut entendre, de la bouche des différents témoins cités, le récit de la fusillade du 26 mars. Ces auditions revêtent une importance qu'il est superflu de souligner.
Le premier témoin, est le reporter de la R.T.F. Claude Joubert. Il a assisté à la fusillade depuis le second étage de l'hôtel Albert 1er
- La foule était très calme, déclare-t-il. Il y avait peu de cris. Une trentaine de jeunes gens avec des drapeaux tricolores chantaient le Chant des Africains. Vers 14h 20, j'ai arrêté mon magnétophone. Je me suis alors demandé ce que devenaient les barrages entre la rue d'Isly et la grande poste. A un moment, en me penchant sur le balcon, j'ai vu une foule qui ne savait plus où aller... Vers 14 h. 25,j'ai entendu une rafale de fusil-mitrailleur et j'ai entendu des voisins faire la réflexion suivante : " Ils sont fous ". On nous à dit alors que le service d'ordre tirait en l'air. Les coups de leu venaient de la droite du square Laferrière.
Me Le Coroller : Vous nous avez indiqué que les coups de feu étaient tirés par un fusil-mitrailleur qui se serait trouvé square Laferrière. Vous étiez passé par ce square ?
M. Joubert : je l'ai contourné.
Me Le Coroller : Vous avez noté la présence de deux ou trois hommes de troupe auprès du fusil-mitrailleur. Comment étaient-ils vêtus ?
M. Joubert : Ils portaient vraisemblablement des treillis et des casques.
Le général Gardet : Vraisemblablement ? Vous les avez vus ou vous ne les avez pas vus ?
M. Joubert : J'ai vu des hommes à qui je n'ai pas prêté attention, qui étaient vêtus de treillis et casqués. J'ai eu l'impression que les coups de feu venaient de ces hommes là ".
Julien Besançon succède à Claude Joubert.
- La manifestation, dit-il, avait été interdite en termes très vigoureux. L'interdiction précisait que les troupes avaient reçu des ordres très stricts. Elle était diffusée à France V tous les quarts d'heure. Mais on ne prenait pas trop au sérieux cette manifestation...
Elle était prévue pour quinze heures. Des troupes importantes s'étaient mises en bouclage dans le centre de la ville, mais à notre étonnement, nous avions pu voir que le bouclage laissait le centre de la ville relativement libre On savait que quinze à vingt mille hommes participaient au bouclage de Bab-el-Oued. On pensait que les barrages de la ville étaient lâches à cause de difficultés d'effectifs. Bien avant quinze heures, il y eut une certaine agitation rue Pasteur, où se trouvait un barrage assez peu fourni. Une quinzaine de tirailleurs se trouvait là. Ils étaient commandés par un lieutenant que je connaissais de vue... Les soldats qu'il avait sous ses ordres arrivaient directement du bled, de Médéa.
Me Dupuy (brandissant une photo de Paris-Match) : Cet officier est un officier kabyle !
M. Besançon : Au moment où je m'approchais de l'officier, je vois arriver trois à quatre cents personnes qui formaient comme la tête d'un cortège. On n'imaginait pas cependant qu'il puisse se passer quelque chose. Bab-el-Oued se trouve à trois kilomètres de là... Ils ont commencé à s'infiltrer à travers le barrage. Le lieutenant s'interposait : , Ne poussez pas, j'ai des ordres ". L'officier était à la fois calme et nerveux. Le ton est monté très rapidement. Des deux côtés ce n'était pas de la colère, mais une émotion, un état de nerfs qu'il est impossible d'expliquer. Le lieu tenant à dit encore : " Reculez-vous ". Et, à trois reprises, il a tenté de disposer ses tirailleurs.
Le général Gardet : Combien d'hommes avait-il avec lui ?
M. Besançon : Entre dix et vingt. Mais il était pour lui très difficile de donner des ordres. La foule lui disait : " Nous ne faisons pas de mal ". Lui se cramponnait à la consigne : " J'ai des ordres ", répétait-il. Chaque soldat était pris à partie sans violence par la foule. J'ai même pu voir une scène touchante. C'était une vieille dame qui, pleurait en accrochant le bras du transmetteur qui avait un message à passer : " Ne fais pas cela, disait-elle. Ecoute-moi. Tu es mon fils. Nous sommes français. " Le garçon Pleurait et les larmes tombaient sur ses moustaches. Dans une atmosphère indescriptible, le barrage se trouva enfoncé...
Entre trois mille et cinq mille personnes étaient passées au moment où la fusillade a commencé. Alors que cinq ou six cents personnes se trouvaient serrées dans un petit espace, chantant La Marseillaise ou le Chant des Africains, le premier coup de leu a éclaté. C'était une rafale qui m'a semblé longue, mais ce n'était pas une rafale de fusil-mitrailleur. La rafale a été suivie immédiatement par un tir d'un quart d'heure, vingt minutes... "
D'où venait cette première rafale, origine de la fusillade ? M. Besançon n'a pu le définir. Mais dès les premières minutes, dit-il, il y a eu des dizaines de blessés et de morts : " Il y avait des taches de sang, des vêtements et des chaussures épars... Des immeubles voisins, on entendait des cris qui. Montaient. Les gens avaient perdu la tête. Ils étaient devenus momentanément hystériques. " La fusillade a duré vingt minutes. Après ce laps de temps, M. Besançon a tenté de découvrir des postes de tir qu'on attribuait à l'O.A.S. Il parle d'un fusil-mitrailleur qui continuait à tirer.
Me Le Coroller : Il s'agit du fusil-mitrailleur dont les servants ont été aperçus par Claude Joubert.
En fait, des témoignages des deux reporters, on ne peut rien conclure de définitif. Claude Joubert a laissé entendre que le déclenchement du tir était imputable à la troupe, mais pour Julien Besançon, des commandos civils étaient là également. La déposition du lieutenant Saint-Gall de Pons permettra-t-elle d'obtenir des clartés supplémentaires ? Le 26 mars, cet officier commandait dans le service d'ordre deux sections de la compagnie appui du 4e Régiment de Tirailleurs, sous les ordres du capitaine Gilet.
Saint-Gall de Pons: - Nous étions debout depuis deux heures du matin, bouclage à Maison-Carrée, déclare-t-il. A midi, nous avons été amenés au centre de la ville. Nous y sommes arrivés entre 12 h. 30 et 13 heures. Le capitaine Gilet 1 a donné les consignes "il y a une manifestation ; s'agit de l'arrêter. " Par la suite, sur ordre du capitaine, je suis monté avec mes sections jusque vers la rue Chanzy pour soutenir un barrage qui avait cédé. Avant d'arriver à la hauteur de la foule, la fusillade a éclaté. Elle a tout d'abord éclaté place de la grande poste et presque aussitôt après dans mon coin. Des rafales sont parties d'une arme automatique située au quatrième ou au cinquième étage d'un immeuble faisant l'angle de la rue AlIred-Lelluch et d'une petite rue qui prenait en enfilade la rue Chanzy ".
Sur qui tirait cette arme ? Le lieutenant répond : sur la foule. Ses tirailleurs se sont alors mis à l'abri. Mais, poursuit-il, "l'odeur de la poudre chez les Musulmans appelle le leu ". De plus, les soldats avaient mené une vie infernale depuis pas mal de temps. Aussi un caporal chef, Mahieddine, commence-t-il à diriger un tir en direction de fenêtre d'où étaient partis les coups de feu. Il y a un mystère de cette fenêtre. Après le tir, le témoin y a vu garde mobile qui montrait aux tirailleurs des chargeurs des douilles retrouvés là. Puis une ambulance est arrivée : " Une civière est entrée, puis est ressortie, et sur civière, il y avait, allongée, la forme d'un corps recourt d'un drap. J'ai supposé que quelqu'un avait dû être blessé ou tué. " Qui était ce quelqu'un non identifié ? Avait-il un rapport avec l'homme "de figure toute jaune " qui, s'étant approché d'un tirailleur, lui avait confié : Rassure-toi, ce n'est pas sur vous que l'on tire ". Dans affirmative, la provocation montée par une équipe de barbouzes " ne ferait guère de doute. C'est la thèse que soutient la défense, s'appuyant sur les déclarations du témoin.
- Peu de temps après, poursuit celui-ci, il y a eu une visite du ministre des armées. M. Messmer a du aux officiers et aux sous-officiers qui étaient là qu'il regrettait, beaucoup ce qui s'était passé, mais que nous n'en étions pas responsables.
- Quelle a été la réaction des tirailleurs à cette déclaration ?
- Les tirailleurs n'assistaient pas à cette réunion. Mais j'ai fait traduire les paroles du ministre par un sous-officier. Les tirailleurs ont compris s que M. Messmer avait dit qu'on n'en avait pas tué assez !
- N'y a-t-il pas eu également une distribution de croix de la valeur militaire pour l'affaire de la rue d'Isly ?
Oui, dit le témoin, qui précise : avec citation ! ...
Il ajoute encore qu'après l'indépendance, sur quatorze tirailleurs de sa section, huit ont été égorgés. Sans doute ces pauvres bougres sont-ils morts sans comprendre la machination infâme dans laquelle on leur avait fait jouer le rôle d'acteurs involontaires, le 26 mars à Alger.
De cette machination d'ailleurs, Me Le Coroller apporte une nouvelle preuve en révélant que le procès-verbal de la perquisition effectuée par les gardes mobiles dans l'immeuble d'où le lieutenant Saint-Gall de Pons a vu tirer le fusil-mitrailleur existe : il établit que le tireur était un Eurasien ! Ce n'était pas tellement dans les mœurs de l'O.A.S. d'employer des Eurasiens, d'ailleurs, conclut Me Tixier-Vignancour, "s'il s'était agi d'un tueur de l'O.A.S., on aurait été trop content de le montrer, de l'inculper et de fort justement le condamner "...
Ainsi le mécanisme de l'horrible provocation de la rue d'Isly est-il progressivement démonté. Volontairement, pour maintenir l'ordre en plein cœur d'Alger et dans l'atmosphère explosive qui était celle de la ville à cette époque, on a fait venir du bled de jeunes engagés musulmans habitués par leurs opérations contre le F.L.N. à répondre au feu par le feu, de plus, épuisés, énervés, manquant de sommeil. Pour que cette troupe et la foule se heurtent, il a suffi du tir de provocation d'un fusil-mitrailleur mis en batterie dans l'embrasure d'une fenêtre, et manœuvré par un individu que les témoignages, les rapports de police et le curieux silence officiel désignent comme une barbouze. Soldats et civils sont ainsi tombés dans le même piège, un piège affreux dont le résultat se traduisit par près de trois cents corps allongés sur les pavés, de personnes mortes ou blessées.

Un service d'ordre insuffisant,
fait de musulmans épuisés et énervés

Le capitaine Gilet, qui commandait une compagnie du 4e Régiment de Tirailleurs, témoigne à son tour :
- On m'a dit : si les barrages sont forcés, il faut arrêter la manifestation en la coupant…J'étais à l'intersection de la rue de Chanzy et de la rue d'Isly. Il y a eu un laps de temps très court et quelques coups de feu ont éclaté. Cela provenait de ma gauche, du côté de la grande poste. J'ai eu très vite l'impression que le feu s'était déclenché.
- D'après la mission reçue, vous deviez faire usage des armes à toute provocation venant des fenêtres ou des terrasses ?
- Oui, les tirailleurs ont commencé à tirer vers le haut des immeubles... je n'ai pas pu localiser d'où étaient partis les premiers coups. Mais des gens m'ont fait signe : ça vient d'en haut. Après j'ai voulu faire cesser, mais ce lut assez long. "
Le capitaine Gilet révèle que-plusieurs de ses hommes tiraient, comme le caporal-chef Mahieddine du lieutenant Saint-Gall de Pons, en direction d'un immeuble de la rue Lelluch à partir duquel on les mitraillait. Il eut ainsi cinq blessés. Ses hommes, selon lui, tiraient aussi bien par psychose de peur que parce qu'on leur tire dessus effectivement. Aucun officier, dit-il, n'a donné l'ordre du feu. Cependant, "dans la mission nous avions l'ordre de riposter par les armes si on nous tirait dessus ".
Me Tixier-Vignancour : Vous étiez rue Chanzy C'est une rue en pente. Pensez-vous dans ces conditions qu'un tir de fusil-mitrailleur déclenché de l'immeuble de la rue Lelluch a atteint un de vos hommes ou a dû aboutir sur la foule ?
Le témoin : je pense que ce tir n'a atteint aucun de mes hommes.
Me Tixier-Vignancour : je vous remercie, C'est la confirmation de ce qu'a dit le lieutenant Saint-Gall de Pons. Un caporal-chef s'est retourné, pensant légitimement qu'on tirait sur lui et ses camarades et a riposté contre celte fenêtre de la rue Lelluch. Avez-vous vu d'autres ripostes de ce genre ?
Le témoin : Non.
Me Tixier-Vignancour : Vous n'avez pas pu distinguer le visage du tireur ?
Le témoin : Absolument pas.
Me Tixier-Vignancour : J'indique que l'homme étendu sur la civière s'appelle Trang Tong Ton (ou Trang Trong Coï) et qu'il est né le 25 juin 1932 à Hanoï ! ...
Cette révélation ne fait sursauter ni le tribunal, ni l'avocat général Gerthoffer : on est libre de penser que leur silence est une confirmation des paroles de Me Tixier-Vignancour.
Voici qu'apparaît le capitaine Tescher, qui se porta avec deux sections vers la rue Bugeaud. Il rapporte les consignes données à ses hommes ;
- Si des coups de leu partent des balcons, riposte au fusil-mitrailleur. Si la manifestation se fait pressante, la contenir d'abord par la persuasion. Si les manifestants insistent, tirer en l'air. S'il n'y a pas d'autre moyen, se dégager par l'emploi des armes... Vers 14 h. 45, il y a eu les premiers coups de feu vers la rue d'Isly et le lieutenant Ouchène m'a dit. " On nous tire dessus d'un balcon. Je riposte ? - Oui, bien entendu, ripostez., "
" Il m'a rendu compte que le tir provenait des fenêtres qui se trouvaient dans son dos. Je lui ai dit de riposter sur les armes adverses qu'il avait décelées. Presque simultanément, des rafales ont été tirées dans mon dos, boulevard Bugeaud. Je me suis retourné et j'ai vu un tirailleur qui prenait son arme automatique en me disant : " C'est là-haut ! ", et il a tiré dans cette direction. A ce moment, les deux ou trois tirailleurs qui se trouvaient rue Bugeaud ont pris peur et ont tiré devant eux. A partir de ce moment, il est très difficile de dire d'où venaient les coups "...
Le capitaine Tescher détruit la légende selon laquelle certains casques portés par les tirailleurs portaient l'inscription " W 3 ", c'est-à-dire " Wilaya 3 " : Les seules inscriptions portées étaient des signes de reconnaissance. Dans ses deux sections, il a eu un homme blessé au ventre et un autre " choqué ".
Le commandant Poupat succède au capitaine Tescher, qu'il avait sous ses ordres en tant que chef de bataillon. Il confirme l'ordre qui lui avait été donné : arrêter la manifestation par tous les moyens, éventuellement par le feu, c'est-à-dire si l'on ne pouvait pas faire autrement.
Nous revoici à l'évocation capitale du déclenchement du tir.
- Vers 14 h. 35, la première rafale est partie. Elle est partie d'une terrasse des maisons vers la poste. C'était une rafale de fusil-mitrailleur... Puis, après quelques secondes d'accalmie, il y a eu quelques coups de feu isolés vers le carrefour Chanzy-Isly.
" J'ai oublié de vous dire que, parmi . Les manifestants, on en a vu qui étaient armés. Je ne dirai pas que les manifestants étaient armés, mais je dirai que parmi eux il v avait des gens armés. "
Cette précision est importante. Cependant, on notera qu'aucun chef de section ou commandant de compagnie, qui se trouvaient de très près au contact de la foule, n'ont parlé de ces manifestants armés.
- Quelques secondes après, poursuit le commandant, ont éclaté quelques coups de leu du côté des manifestants e! Aux fenêtres de la rue d'Isly. Et en même temps, très bien situé, il y a eu un tir de fusil-mitrailleur à une fenêtre d'un immeuble faisant le coin de la rue Changarnier et de la rue d'Isly. Ce tir, prenant en enfilade la rue Chanzy, et malgré un angle mort, atteignait le carrefour de la rue d'Isly... La rue Chanzy est un peu en pente. Or les traces étaient à hauteur d'un petit cinéma, et il était impossible qu'elles aient pu être provoquées par un tir venant des tirailleurs. D'ailleurs l'arme qui a fait cela a été située d'une façon très précise. Elle a été aussitôt prise à partie par les gens du capitaine Gilet et du capitaine Tescher... A ce moment, tirés par-devant, tirés par-derrière, les tirailleurs, désemparés, nerveux, affolés, ont baissé les armes et tiré devant eux pour se dégager. Qu'ils aient été affolés, c'est sûr. Mais comment ne le serait-on pas dans un combat de rue de ce genre ?
- Combien y avait-il d'hommes par barrage ?
Demande Me Tixier-Vignancour.
Le témoin: Une dizaine.
Me Tixier-Vignancour Combien de manifestants ?
Le témoin : Plusieurs milliers à la fin, certainement.
Me Tixier-Vignancour : C'était donc un service d'ordre établi au mépris des règles du maintien de l'ordre. C'était vouloir le drame.
Voici enfin le dernier témoin sur cette affaire, qui sera en même temps le dernier témoin de tout le procès. Il s'agit du colonel Pierre Goubard, qui commandait le 4e Régiment de Tirailleurs. N'ayant pas été sur les lieux, le 26 mars, sa déposition présente moins d'intérêt que les précédentes. Le colonel Goubard livre cependant quelques réflexions qui lui ont été inspirées par son enquête personnelle sur les faits :
- L'atmosphère d'Alger au printemps 1962 était quasi insurrectionnelle, dit-il. On était presque dans un état de guerre civile. Alors, quand on parle de manifestation paisible le 26 mars, il est impossible d'accepter cette version. Il y avait une volonté de dresser la population contre les forces de l'ordre... La manifestation était interdite. Tout le monde le savait. Mais tout le monde est venu sur le plateau des Glières, et pas par hasard... "

Tout cela ' c'est l'opinion du colonel Goubard. Mais les faits ? On y vient. Les ordres étaient, comme on l'a déjà entendu, d'appliquer purement et simplement le règlement. Cependant le tir en l'air n'est pas prévu par le règlement. Le colonel en convient :
- Mais, explique-t-il, cela a permis à des tirailleurs de tirer en l'air et d'éviter de faire un plus grand nombre de victimes.
C'est encore une vue personnelle.
- Ce fut d'abord, poursuit le témoin, l'offensive de charme que nous connaissons bien et qui, en d'autres circonstances, avait si bien réussi. Mais en deux ans, l'esprit avait changé... Le barrage a été bousculé. A ce moment-là, si les tirailleurs avaient voulu tirer, ils auraient pu et même dû le faire... Le barrage s'est reformé. A ce moment est partie d'une terrasse ou d'un immeuble de la rue dIsly une rafale et deux civils sont tombés parmi la foule. Simultanément, une autre rafale est tirée du deuxième étage de l'immeuble faisant le coin de la rue d'Isly et du boulevard Pasteur. Les forces de l'ordre ont transmis : " On nous attaque d'en haut. Nous ripostons " La ,réponse a été : "Ripostez ". Une arme automatique a pris alors en enfilade la rue Bugeaud, une autre la rue Chanzy. D'autres armes encore se sont dévoilées. L'enquête a permis de retrouver ainsi l'emplacement exact de quatorze armes automatiques.
L'enquête de qui, commandée et inspirée par qui ?. C'est après la deuxième rafale que les tirailleurs ont donc ouvert le feu. Beaucoup ont tiré sur les immeubles, un certain nombre ont tiré sur les manifestants... Mais en face deux autres fusils-mitrailleurs adverses ont également ouvert le feu et également en direction des manifestants... Personne, ni parmi les manifestants, ni parmi les tirailleurs, n'a pu savoir d'où partaient exactement les coups. Dans ce vacarme, il était difficile à un jeune tirailleur de voir clair...
Le témoin dit que les tirailleurs ont eu dix blessés, dont deux gravement. C'est évidemment dix de trop, mais c'est tout de même bien peu si l'on admet la thèse des quatorze armes automatiques disposées par l'O.A.S. sur les terrasses et les toits !
- Vous avez mérité d'être rapidement général de brigade ! Conclut simplement Me Tixier-Vignancour.
Le dossier du massacre de la rue d'Isly est donc provisoirement clos. Par ce que nous en avons appris, il est difficile de ne pas croire à la thèse de la provocation. Et n'y aurait-il pas eu ce fusil-mitrailleur servi par un Eurasien appartenant vraisemblablement aux "équipes spéciales " anti-O.A.S., la provocation n'existerait pas moins : ce en était une en effet, et de taille, que de tenter de faire canaliser une foule surexcitée et passionnée comme l'était tout Alger à l'époque, par de jeunes soldats musulmans venus du bled, inexpérimentés, fatigués et sans doute travaillés par le virus F.L.N. Le choc était inévitable. Il a eu lieu. L'histoire en a déjà discerné les responsables.