Les contradictions contenues dans cette déposition
sont manifestes. Comment, en ripostant aux tirs de mitrailleurs postés
sur les toits, a-t-on pu abattre une centaine d'hommes et de femmes qui se
trouvaient dans la rue ? Par ailleurs, le nom du témoin dont le capitaine
Garat cite ainsi la déposition n'est pas donné. La défense
proteste :
- Cette enquête de la gendarmerie est un tissu de contrevérités
!
- C'est un acte d'agression !
- C'est la version des tueurs
- Nous allons déposer des conclusions
Mais ces conclusions ne seront pas nécessaires, A la surprise de la
défense, des accusés et de l'auditoire, la Cour admet d'entendre
des témoins sur cette tragique affaire de la rue d'Isly. C'est un rebondissement
imprévu du procès. Il est vrai que de nombreuses personnes,
qui se trouvaient dans la foule mitraillée le 26 mars, sont venues
témoigner en faveur des accusés. Le général Gardet
n'est sans doute pas mécontent de faire venir à la barre des
officiers du service d'ordre susceptibles de donner des faits une version
différente. A la demande de l'accusation paraîtront donc le colonel
Goubard, le commandant Poupar, les capitaines Tescher et Gilet ; à
la demande de la défense, M. Claude Joubert, reporter à la R.T.F.,
et M. Julien Besançon, reporter à Europe N°1 ; à
la demande des deux parties, enfin, le lieutenant Saint-Gall de Pons.
C'est le samedi 23 février 1963 que l'on peut entendre, de la bouche
des différents témoins cités, le récit de la fusillade
du 26 mars. Ces auditions revêtent une importance qu'il est superflu
de souligner.
Le premier témoin, est le reporter de la R.T.F. Claude Joubert. Il
a assisté à la fusillade depuis le second étage de l'hôtel
Albert 1er
- La foule était très calme, déclare-t-il. Il y avait
peu de cris. Une trentaine de jeunes gens avec des drapeaux tricolores chantaient
le Chant des Africains. Vers 14h 20, j'ai arrêté mon magnétophone.
Je me suis alors demandé ce que devenaient les barrages entre la rue
d'Isly et la grande poste. A un moment, en me penchant sur le balcon, j'ai
vu une foule qui ne savait plus où aller... Vers 14 h. 25,j'ai entendu
une rafale de fusil-mitrailleur et j'ai entendu des voisins faire la réflexion
suivante : " Ils sont fous ". On nous à dit alors que le
service d'ordre tirait en l'air. Les coups de leu venaient de la droite du
square Laferrière.
Me Le Coroller : Vous nous avez indiqué que les coups de feu étaient
tirés par un fusil-mitrailleur qui se serait trouvé square Laferrière.
Vous étiez passé par ce square ?
M. Joubert : je l'ai contourné.
Me Le Coroller : Vous avez noté la présence de deux ou
trois hommes de troupe auprès du fusil-mitrailleur. Comment étaient-ils
vêtus ?
M. Joubert : Ils portaient vraisemblablement des treillis et des casques.
Le général Gardet : Vraisemblablement ? Vous les avez
vus ou vous ne les avez pas vus ?
M. Joubert : J'ai vu des hommes à qui je n'ai pas prêté
attention, qui étaient vêtus de treillis et casqués. J'ai
eu l'impression que les coups de feu venaient de ces hommes là ".
Julien Besançon succède à Claude Joubert.
- La manifestation, dit-il, avait été interdite en termes très
vigoureux. L'interdiction précisait que les troupes avaient reçu
des ordres très stricts. Elle était diffusée à
France V tous les quarts d'heure. Mais on ne prenait pas trop au sérieux
cette manifestation...
Elle était prévue pour quinze heures. Des troupes importantes
s'étaient mises en bouclage dans le centre de la ville, mais à
notre étonnement, nous avions pu voir que le bouclage laissait le centre
de la ville relativement libre On savait que quinze à vingt mille hommes
participaient au bouclage de Bab-el-Oued. On pensait que les barrages de la
ville étaient lâches à cause de difficultés d'effectifs.
Bien avant quinze heures, il y eut une certaine agitation rue Pasteur, où
se trouvait un barrage assez peu fourni. Une quinzaine de tirailleurs se trouvait
là. Ils étaient commandés par un lieutenant que je connaissais
de vue... Les soldats qu'il avait sous ses ordres arrivaient directement du
bled, de Médéa.
Me Dupuy (brandissant une photo de Paris-Match) : Cet officier est
un officier kabyle !
M. Besançon : Au moment où je m'approchais de l'officier,
je vois arriver trois à quatre cents personnes qui formaient comme
la tête d'un cortège. On n'imaginait pas cependant qu'il puisse
se passer quelque chose. Bab-el-Oued se trouve à trois kilomètres
de là... Ils ont commencé à s'infiltrer à travers
le barrage. Le lieutenant s'interposait : , Ne poussez pas, j'ai des ordres
". L'officier était à la fois calme et nerveux. Le ton
est monté très rapidement. Des deux côtés ce n'était
pas de la colère, mais une émotion, un état de nerfs
qu'il est impossible d'expliquer. Le lieu tenant à dit encore : "
Reculez-vous ". Et, à trois reprises, il a tenté de disposer
ses tirailleurs.
Le général Gardet : Combien d'hommes avait-il
avec lui ?
M. Besançon : Entre dix et vingt. Mais il était pour
lui très difficile de donner des ordres. La foule lui disait : "
Nous ne faisons pas de mal ". Lui se cramponnait à la consigne
: " J'ai des ordres ", répétait-il. Chaque soldat
était pris à partie sans violence par la foule. J'ai même
pu voir une scène touchante. C'était une vieille dame qui, pleurait
en accrochant le bras du transmetteur qui avait un message à passer
: " Ne fais pas cela, disait-elle. Ecoute-moi. Tu es mon fils. Nous sommes
français. " Le garçon Pleurait et les larmes tombaient
sur ses moustaches. Dans une atmosphère indescriptible, le barrage
se trouva enfoncé...
Entre trois mille et cinq mille personnes étaient passées au
moment où la fusillade a commencé. Alors que cinq ou six cents
personnes se trouvaient serrées dans un petit espace, chantant La Marseillaise
ou le Chant des Africains, le premier coup de leu a éclaté.
C'était une rafale qui m'a semblé longue, mais ce n'était
pas une rafale de fusil-mitrailleur. La rafale a été suivie
immédiatement par un tir d'un quart d'heure, vingt minutes... "
D'où venait cette première rafale, origine de la fusillade ?
M. Besançon n'a pu le définir. Mais dès les premières
minutes, dit-il, il y a eu des dizaines de blessés et de morts : "
Il y avait des taches de sang, des vêtements et des chaussures épars...
Des immeubles voisins, on entendait des cris qui. Montaient. Les gens avaient
perdu la tête. Ils étaient devenus momentanément hystériques.
" La fusillade a duré vingt minutes. Après ce laps de temps,
M. Besançon a tenté de découvrir des postes de tir qu'on
attribuait à l'O.A.S. Il parle d'un fusil-mitrailleur qui continuait
à tirer.
Me Le Coroller : Il s'agit du fusil-mitrailleur dont les servants ont
été aperçus par Claude Joubert.
En fait, des témoignages des deux reporters, on ne peut rien conclure
de définitif. Claude Joubert a laissé entendre que le déclenchement
du tir était imputable à la troupe, mais pour Julien Besançon,
des commandos civils étaient là également. La déposition
du lieutenant Saint-Gall de Pons permettra-t-elle d'obtenir des clartés
supplémentaires ? Le 26 mars, cet officier commandait dans le service
d'ordre deux sections de la compagnie appui du 4e Régiment de Tirailleurs,
sous les ordres du capitaine Gilet.
Saint-Gall de Pons: - Nous étions debout depuis deux heures
du matin, bouclage à Maison-Carrée, déclare-t-il. A midi,
nous avons été amenés au centre de la ville. Nous y sommes
arrivés entre 12 h. 30 et 13 heures. Le capitaine Gilet 1 a donné
les consignes "il y a une manifestation ; s'agit de l'arrêter.
" Par la suite, sur ordre du capitaine, je suis monté avec mes
sections jusque vers la rue Chanzy pour soutenir un barrage qui avait cédé.
Avant d'arriver à la hauteur de la foule, la fusillade a éclaté.
Elle a tout d'abord éclaté place de la grande poste et presque
aussitôt après dans mon coin. Des rafales sont parties d'une
arme automatique située au quatrième ou au cinquième
étage d'un immeuble faisant l'angle de la rue AlIred-Lelluch et d'une
petite rue qui prenait en enfilade la rue Chanzy ".
Sur qui tirait cette arme ? Le lieutenant répond : sur la foule. Ses
tirailleurs se sont alors mis à l'abri. Mais, poursuit-il, "l'odeur
de la poudre chez les Musulmans appelle le leu ". De plus, les soldats
avaient mené une vie infernale depuis pas mal de temps. Aussi un caporal
chef, Mahieddine, commence-t-il à diriger un tir en direction de fenêtre
d'où étaient partis les coups de feu. Il y a un mystère
de cette fenêtre. Après le tir, le témoin y a vu garde
mobile qui montrait aux tirailleurs des chargeurs des douilles retrouvés
là. Puis une ambulance est arrivée : " Une civière
est entrée, puis est ressortie, et sur civière, il y avait,
allongée, la forme d'un corps recourt d'un drap. J'ai supposé
que quelqu'un avait dû être blessé ou tué. "
Qui était ce quelqu'un non identifié ? Avait-il un rapport avec
l'homme "de figure toute jaune " qui, s'étant approché
d'un tirailleur, lui avait confié : Rassure-toi, ce n'est pas sur vous
que l'on tire ". Dans affirmative, la provocation montée par une
équipe de barbouzes " ne ferait guère de doute. C'est la
thèse que soutient la défense, s'appuyant sur les déclarations
du témoin.
- Peu de temps après, poursuit celui-ci, il y a eu une visite du ministre
des armées. M. Messmer a du aux officiers et aux sous-officiers qui
étaient là qu'il regrettait, beaucoup ce qui s'était
passé, mais que nous n'en étions pas responsables.
- Quelle a été la réaction des tirailleurs à cette
déclaration ?
- Les tirailleurs n'assistaient pas à cette réunion. Mais j'ai
fait traduire les paroles du ministre par un sous-officier. Les tirailleurs
ont compris s que M. Messmer avait dit qu'on n'en avait pas tué assez
!
- N'y a-t-il pas eu également une distribution de croix de la valeur
militaire pour l'affaire de la rue d'Isly ?
Oui, dit le témoin, qui précise : avec citation ! ...
Il ajoute encore qu'après l'indépendance, sur quatorze tirailleurs
de sa section, huit ont été égorgés. Sans doute
ces pauvres bougres sont-ils morts sans comprendre la machination infâme
dans laquelle on leur avait fait jouer le rôle d'acteurs involontaires,
le 26 mars à Alger.
De cette machination d'ailleurs, Me Le Coroller apporte une nouvelle
preuve en révélant que le procès-verbal de la perquisition
effectuée par les gardes mobiles dans l'immeuble d'où le lieutenant
Saint-Gall de Pons a vu tirer le fusil-mitrailleur existe : il établit
que le tireur était un Eurasien ! Ce n'était pas tellement dans
les murs de l'O.A.S. d'employer des Eurasiens, d'ailleurs, conclut
Me Tixier-Vignancour, "s'il s'était agi d'un tueur de l'O.A.S.,
on aurait été trop content de le montrer, de l'inculper et de
fort justement le condamner "...
Ainsi le mécanisme de l'horrible provocation de la rue d'Isly est-il
progressivement démonté. Volontairement, pour maintenir l'ordre
en plein cur d'Alger et dans l'atmosphère explosive qui était
celle de la ville à cette époque, on a fait venir du bled de
jeunes engagés musulmans habitués par leurs opérations
contre le F.L.N. à répondre au feu par le feu, de plus, épuisés,
énervés, manquant de sommeil. Pour que cette troupe et la foule
se heurtent, il a suffi du tir de provocation d'un fusil-mitrailleur mis en
batterie dans l'embrasure d'une fenêtre, et manuvré par
un individu que les témoignages, les rapports de police et le curieux
silence officiel désignent comme une barbouze. Soldats et civils sont
ainsi tombés dans le même piège, un piège affreux
dont le résultat se traduisit par près de trois cents corps
allongés sur les pavés, de personnes mortes ou blessées.
Un service d'ordre insuffisant,
fait de musulmans épuisés et énervés
Le capitaine Gilet, qui commandait
une compagnie du 4e Régiment de Tirailleurs, témoigne à
son tour :
- On m'a dit : si les barrages sont forcés, il faut arrêter la
manifestation en la coupant
J'étais à l'intersection de
la rue de Chanzy et de la rue d'Isly. Il y a eu un laps de temps très
court et quelques coups de feu ont éclaté. Cela provenait de
ma gauche, du côté de la grande poste. J'ai eu très vite
l'impression que le feu s'était déclenché.
- D'après la mission reçue, vous deviez faire usage des armes
à toute provocation venant des fenêtres ou des terrasses ?
- Oui, les tirailleurs ont commencé à tirer vers le haut des
immeubles... je n'ai pas pu localiser d'où étaient partis les
premiers coups. Mais des gens m'ont fait signe : ça vient d'en haut.
Après j'ai voulu faire cesser, mais ce lut assez long. "
Le capitaine Gilet révèle que-plusieurs de ses hommes tiraient,
comme le caporal-chef Mahieddine du lieutenant Saint-Gall de Pons, en direction
d'un immeuble de la rue Lelluch à partir duquel on les mitraillait.
Il eut ainsi cinq blessés. Ses hommes, selon lui, tiraient aussi bien
par psychose de peur que parce qu'on leur tire dessus effectivement. Aucun
officier, dit-il, n'a donné l'ordre du feu. Cependant, "dans la
mission nous avions l'ordre de riposter par les armes si on nous tirait dessus
".
Me Tixier-Vignancour : Vous étiez rue Chanzy C'est une rue en
pente. Pensez-vous dans ces conditions qu'un tir de fusil-mitrailleur déclenché
de l'immeuble de la rue Lelluch a atteint un de vos hommes ou a dû aboutir
sur la foule ?
Le témoin : je pense que ce tir n'a atteint aucun de mes hommes.
Me Tixier-Vignancour : je vous remercie, C'est la confirmation de ce
qu'a dit le lieutenant Saint-Gall de Pons. Un caporal-chef s'est retourné,
pensant légitimement qu'on tirait sur lui et ses camarades et a riposté
contre celte fenêtre de la rue Lelluch. Avez-vous vu d'autres ripostes
de ce genre ?
Le témoin : Non.
Me Tixier-Vignancour : Vous n'avez pas pu distinguer le visage du tireur
?
Le témoin : Absolument pas.
Me Tixier-Vignancour : J'indique que l'homme étendu sur la civière
s'appelle Trang Tong Ton (ou Trang Trong Coï) et qu'il est né
le 25 juin 1932 à Hanoï ! ...
Cette révélation ne fait sursauter ni le tribunal, ni l'avocat
général Gerthoffer : on est libre de penser que leur silence
est une confirmation des paroles de Me Tixier-Vignancour.
Voici qu'apparaît le capitaine Tescher, qui se porta avec deux
sections vers la rue Bugeaud. Il rapporte les consignes données à
ses hommes ;
- Si des coups de leu partent des balcons, riposte au fusil-mitrailleur. Si
la manifestation se fait pressante, la contenir d'abord par la persuasion.
Si les manifestants insistent, tirer en l'air. S'il n'y a pas d'autre moyen,
se dégager par l'emploi des armes... Vers 14 h. 45, il y a eu les premiers
coups de feu vers la rue d'Isly et le lieutenant Ouchène m'a dit. "
On nous tire dessus d'un balcon. Je riposte ? - Oui, bien entendu, ripostez.,
"
" Il m'a rendu compte que le tir provenait des fenêtres qui se
trouvaient dans son dos. Je lui ai dit de riposter sur les armes adverses
qu'il avait décelées. Presque simultanément, des rafales
ont été tirées dans mon dos, boulevard Bugeaud. Je me
suis retourné et j'ai vu un tirailleur qui prenait son arme automatique
en me disant : " C'est là-haut ! ", et il a tiré dans
cette direction. A ce moment, les deux ou trois tirailleurs qui se trouvaient
rue Bugeaud ont pris peur et ont tiré devant eux. A partir de ce moment,
il est très difficile de dire d'où venaient les coups "...
Le capitaine Tescher détruit la légende selon laquelle certains
casques portés par les tirailleurs portaient l'inscription " W
3 ", c'est-à-dire " Wilaya 3 " : Les seules inscriptions
portées étaient des signes de reconnaissance. Dans ses deux
sections, il a eu un homme blessé au ventre et un autre " choqué
".
Le commandant Poupat succède au capitaine Tescher, qu'il avait
sous ses ordres en tant que chef de bataillon. Il confirme l'ordre qui lui
avait été donné : arrêter la manifestation par
tous les moyens, éventuellement par le feu, c'est-à-dire si
l'on ne pouvait pas faire autrement.
Nous revoici à l'évocation capitale du déclenchement
du tir.
- Vers 14 h. 35, la première rafale est partie. Elle est partie d'une
terrasse des maisons vers la poste. C'était une rafale de fusil-mitrailleur...
Puis, après quelques secondes d'accalmie, il y a eu quelques coups
de feu isolés vers le carrefour Chanzy-Isly.
" J'ai oublié de vous dire que, parmi . Les manifestants, on en
a vu qui étaient armés. Je ne dirai pas que les manifestants
étaient armés, mais je dirai que parmi eux il v avait des gens
armés. "
Cette précision est importante. Cependant, on notera qu'aucun chef
de section ou commandant de compagnie, qui se trouvaient de très près
au contact de la foule, n'ont parlé de ces manifestants armés.
- Quelques secondes après, poursuit le commandant, ont éclaté
quelques coups de leu du côté des manifestants e! Aux fenêtres
de la rue d'Isly. Et en même temps, très bien situé, il
y a eu un tir de fusil-mitrailleur à une fenêtre d'un immeuble
faisant le coin de la rue Changarnier et de la rue d'Isly. Ce tir, prenant
en enfilade la rue Chanzy, et malgré un angle mort, atteignait le carrefour
de la rue d'Isly... La rue Chanzy est un peu en pente. Or les traces étaient
à hauteur d'un petit cinéma, et il était impossible qu'elles
aient pu être provoquées par un tir venant des tirailleurs. D'ailleurs
l'arme qui a fait cela a été située d'une façon
très précise. Elle a été aussitôt prise
à partie par les gens du capitaine Gilet et du capitaine Tescher...
A ce moment, tirés par-devant, tirés par-derrière, les
tirailleurs, désemparés, nerveux, affolés, ont baissé
les armes et tiré devant eux pour se dégager. Qu'ils aient été
affolés, c'est sûr. Mais comment ne le serait-on pas dans un
combat de rue de ce genre ?
- Combien y avait-il d'hommes par barrage ?
Demande Me Tixier-Vignancour.
Le témoin: Une dizaine.
Me Tixier-Vignancour Combien de manifestants ?
Le témoin : Plusieurs milliers à la fin, certainement.
Me Tixier-Vignancour : C'était donc un service d'ordre établi
au mépris des règles du maintien de l'ordre. C'était
vouloir le drame.
Voici enfin le dernier témoin sur cette affaire, qui sera en même
temps le dernier témoin de tout le procès. Il s'agit du colonel
Pierre Goubard, qui commandait le 4e Régiment de Tirailleurs. N'ayant
pas été sur les lieux, le 26 mars, sa déposition présente
moins d'intérêt que les précédentes. Le colonel
Goubard livre cependant quelques réflexions qui lui ont été
inspirées par son enquête personnelle sur les faits :
- L'atmosphère d'Alger au printemps 1962 était quasi insurrectionnelle,
dit-il. On était presque dans un état de guerre civile. Alors,
quand on parle de manifestation paisible le 26 mars, il est impossible d'accepter
cette version. Il y avait une volonté de dresser la population contre
les forces de l'ordre... La manifestation était interdite. Tout le
monde le savait. Mais tout le monde est venu sur le plateau des Glières,
et pas par hasard... "
Tout cela ' c'est l'opinion du colonel
Goubard. Mais les faits ? On y vient. Les ordres étaient, comme
on l'a déjà entendu, d'appliquer purement et simplement le règlement.
Cependant le tir en l'air n'est pas prévu par le règlement.
Le colonel en convient :
- Mais, explique-t-il, cela a permis à des tirailleurs de tirer en
l'air et d'éviter de faire un plus grand nombre de victimes.
C'est encore une vue personnelle.
- Ce fut d'abord, poursuit le témoin, l'offensive de charme que nous
connaissons bien et qui, en d'autres circonstances, avait si bien réussi.
Mais en deux ans, l'esprit avait changé... Le barrage a été
bousculé. A ce moment-là, si les tirailleurs avaient voulu tirer,
ils auraient pu et même dû le faire... Le barrage s'est reformé.
A ce moment est partie d'une terrasse ou d'un immeuble de la rue dIsly une
rafale et deux civils sont tombés parmi la foule. Simultanément,
une autre rafale est tirée du deuxième étage de l'immeuble
faisant le coin de la rue d'Isly et du boulevard Pasteur. Les forces de l'ordre
ont transmis : " On nous attaque d'en haut. Nous ripostons " La
,réponse a été : "Ripostez ". Une arme automatique
a pris alors en enfilade la rue Bugeaud, une autre la rue Chanzy. D'autres
armes encore se sont dévoilées. L'enquête a permis de
retrouver ainsi l'emplacement exact de quatorze armes automatiques.
L'enquête de qui, commandée et inspirée par qui ?. C'est
après la deuxième rafale que les tirailleurs ont donc ouvert
le feu. Beaucoup ont tiré sur les immeubles, un certain nombre ont
tiré sur les manifestants... Mais en face deux autres fusils-mitrailleurs
adverses ont également ouvert le feu et également en direction
des manifestants... Personne, ni parmi les manifestants, ni parmi les tirailleurs,
n'a pu savoir d'où partaient exactement les coups. Dans ce vacarme,
il était difficile à un jeune tirailleur de voir clair...
Le témoin dit que les tirailleurs ont eu dix blessés, dont deux
gravement. C'est évidemment dix de trop, mais c'est tout de même
bien peu si l'on admet la thèse des quatorze armes automatiques disposées
par l'O.A.S. sur les terrasses et les toits !
- Vous avez mérité d'être rapidement général
de brigade ! Conclut simplement Me Tixier-Vignancour.
Le dossier du massacre de la rue d'Isly est donc provisoirement clos. Par
ce que nous en avons appris, il est difficile de ne pas croire à la
thèse de la provocation. Et n'y aurait-il pas eu ce fusil-mitrailleur
servi par un Eurasien appartenant vraisemblablement aux "équipes
spéciales " anti-O.A.S., la provocation n'existerait pas moins
: ce en était une en effet, et de taille, que de tenter de faire canaliser
une foule surexcitée et passionnée comme l'était tout
Alger à l'époque, par de jeunes soldats musulmans venus du bled,
inexpérimentés, fatigués et sans doute travaillés
par le virus F.L.N. Le choc était inévitable. Il a eu lieu.
L'histoire en a déjà discerné les responsables.