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La mission d’information sur les questions mémorielles a organisé une table ronde sur le thème « Le processus commémoratif » avec M. Yves Kodderitzsch, président du Haut conseil des rapatriés & M. Jean-Jacques Jordi, directeur du futur Mémorial national de la France d’outre-mer.
 
                     
   

 avec les invités suivants : La mission d’information sur les questions mémorielles a organisé une table ronde sur le thème « Le processus commémoratif » avec les invités suivants : M. Jean-Jacques Becker, historien spécialiste de la première guerre mondiale, président du Centre de recherche de l’Historial de Péronne sur la Grande guerre ; M. Rémy Enfrun, directeur général de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONAC) ; M. Stéphane Grimaldi, directeur du Mémorial de Caen « Cité de l’histoire pour la paix » ; M. Jean-Jacques Jordi, directeur du futur Mémorial national de la France d’outre-mer ; M. Yves Kodderitzsch, président du Haut conseil des rapatriés ; M. Eric Lucas, directeur de la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives du ministère de la défense ; M. Philippe Pichot, coordonnateur du projet « la route des abolitions de l’esclavage » ; M. Jacques Pélissard, président de l’Association des maires de France, député ; M. Claude  Ribbe, historien, philosophe, président de l’Association des amis du général Dumas ; M. Serge Romana, président du Comité Marche du 23 mai 1998 ; M. Jacques Toubon,président du Conseil d’orientation de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, député européen ; Mme Françoise Vergès, présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage.

 
 
   
 

M. Yves Kodderitzsch. Je m’exprime ici essentiellement au nom des rapatriés d’Afrique du Nord – lesquels représentent 95 % des rapatriés – et, plus particulièrement, des rapatriés d’Algérie qui représentent 70 % de ces rapatriés. L’identité algérienne est une identité pied-noire, harkie ou musulmane, et elle est très importante.
Je comprends très bien les propos des Domiens. J’ai moi-même un nom slave, mot qui est très proche de celui d’esclave… J’appartiens moi-même à des tribus qui ont été, si l’on peut dire, « esclavagisées ». Je ne ressens pas la brûlure que ressentent les Domiens, mais je la comprends parfaitement.
Les rapatriés d’Algérie sont très concernés par les commémorations publiques nationales. Cette communauté – essentiellement composée d’immigrés d’Espagne, d’Italie, de Malte ayant rejoint l’Afrique du Nord pour des raisons économiques, et de Français républicains opposés soit à la monarchie, soit à l’Empire –, longtemps stratifiée, s’est unifiée durant ce que l’on a appelé la guerre d’Algérie pour former un bloc très marqué par l’image de la Nation, par le drapeau, par l’armée – notamment les tirailleurs, les chasseurs, les spahis.

M. Yves Kodderitzsch

C'est ce que l’on pourrait appeler une communauté très tricolore.
Nos Français d’Algérie, et plus généralement d’Afrique du Nord, participent bien entendu à toutes les commémorations nationales. Mais ils ont également un calendrier propre et des lieux propres de commémoration. C'est pourquoi l’on peut également parler de commémorations « privées ». Pour les Français d’Algérie, le 19 mars – en référence à l’année 1962
– n’est pas un jour de commémoration, mais un jour de défaite, de honte et une très grande souffrance. Ce jour-là, ils choisissent le silence. En revanche, le 26 mars, jour de la fusillade de la rue d’Isly par les troupes françaises, faisant une centaine de morts, et le 5 juillet, jour de l’indépendance de l’Algérie, sont des jours de commémoration active, durant lesquels les Français d’Algérie se rendent à des offices religieux, et se remémorent ces événements.
Certes, à l’occasion du 25 septembre, journée nationale de commémoration des musulmans tombés pour la France, et du 5 décembre, journée de commémoration pour les 1er Jour de cessez- le-feu mettant fin à la guerre d’Algérie le lendemain des Accords d’Evian.anciens combattants, mais aussi pour les victimes civiles de la guerre d’Algérie, les rapatriés se rendent dans des lieux officiels, comme le Monument du Quai Branly, l’Arc de Triomphe ou La Cour des Invalides qui accueille une plaque en mémoire des harkis, les soldats musulmans tombés pour la France. Mais les rapatriés se rassemblent également dans des lieux particuliers, surtout religieux, tels que Notre Dame de Santa Cruz à Nîmes pour les Oranais, ou Notre Dame d’Afrique à Théoule-sur-Mer pour les Algérois.
Ce calendrier, comme ces lieux, marquent le besoin de commémoration, le besoin d’affirmation d’une identité. Nous sommes en présence (BEO Story) d’un peuple « régional » qui, faute de territoire, s’affirme par des commémorations.
S’agissant de la participation aux cérémonies, nos rapatriés souhaiteraient qu’elle soit plus importante et que les thèmes de commémoration soient élargis. En plus d’être reconnus, Ils demandent la poursuite des recherches historiques sur ce qu’a été la présence française en Algérie, sur ce qu’elle représente réellement, et un peu de retenue et de réserve de la part de l’ensemble des médias et des enseignants par rapport à leur histoire. Cette retenue et cette réserve qu’ils demandent à la France, ils les demandent aussi aux autorités étrangères, en particulier algériennes. Ce qu’ils s’efforcent eux-mêmes d’appliquer, ils souhaitent qu’on leur applique.
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M. Christian Vanneste. Député de Tourcoing, je suis très sensible aux propos de M.Enfrun et au fait que plusieurs d’entre vous aient reconnu aux représentants de la Nation le pouvoir de fixer les dates de commémoration.
Je tiens pour ma part à faire une distinction entre Nation et République. La République, ainsi que l’a fait remarquer M. Romana, n’a jamais été mêlée à l’esclavage. Elle y a mis fin dès lors qu’elle a été instituée. La Nation, elle, pouvait encore, voilà quelques années, commémorer le baptême de Clovis car le royaume des Francs est lié à la nation. Mais le baptême de Clovis, lui, n’a rien à voir avec la République.
Ce que nous commémorons, c’est avant tout le système dans lequel nous devons être fiers de vivre – fierté que nous devons communiquer aux jeunes générations –, à savoir la République française. C’est la raison pour laquelle il convient, en matière de commémorations, de s’arrêter aux dates qui correspondent à ce que la République a conquis, notamment en matière de liberté, d’égalité et de fraternité. Ceux qui mettent une cravate noire le 21 janvier, jour anniversaire de la décapitation de Louis XVI, sont une partie de la France, mais pas de toute la France.
Dans ces conditions, devons-nous instituer des commémorations nationales liées à une partie des Français, manifestations qui ne peuvent que confirmer leurs différences, voire leur identité répulsive à l’égard du reste des Français ? De ce point de vue, certaines dates sont terribles. M. Kodderitzsch en a évoqué une qui, pour moi, est de l’ordre de l’insoluble : celle du 19 mars. Personnellement, je n’assiste jamais à une commémoration du 19 mars car, malgré le cessez-le-feu du 19 mars 1962 en Algérie, plusieurs centaines de soldats français ont péri, 150 000 harkis ont été tués dans des conditions lamentables. Il n’y a donc rien à commémorer ce jour-là.
Une telle reconnaissance serait une condamnation de la politique algérienne de la Ve République. Dans quelle situation nous mettrions-nous alors, nous qui sommes toujours dans la Ve République ? Pourtant, cette politique fait partie de notre histoire. C'est là un véritable problème que je ne saurais résoudre.
Il faut se méfier des fêtes tristes. Jean-Paul Sartre, dans sa pièce Les mouches, montre ainsi parfaitement le lien entre une commémoration autoflagellante et un régime oppressif.
Rien n’est plus facile que de dominer des gens qui se sentent coupables. Je conçois que les Pieds-noirs n’aient aucun enthousiasme vis-à-vis de la politique algérienne d’alors. Mais comment voulez-vous faire adhérer à l’enthousiasme engendré par la liberté des gens que l’on accuse sans cesse d’être liés à un crime ? C’est un véritable problème. Si les rites de la culpabilité ne sont pas l’apanage de la démocratie, je suis toujours très circonspect à leur égard.
Je voudrais faire une dernière distinction, (BEO story)cette fois entre histoire et mémoire. L’histoire doit essayer, car elle n’y arrivera jamais tout à fait, de rendre nos jeunes lucides vis11 à-vis de leur passé. Elle doit jouer le rôle psychanalytique de la catharsis : il faut savoir ce qui s’est passé. Pour autant, il ne faut pas confondre histoire, c’est-à-dire prise de conscience, et commémoration, à savoir ferveur d’une communauté nationale unie. Dès lors, on comprend que les commémorations ne peuvent être fondées que sur des dates positives de l’histoire de la
Nation, plus exactement de la République. Tout ce qui s’y oppose va à l’encontre de la constitution d’un véritable esprit républicain, d’un véritable esprit national. C’est d’ailleurs tout le problème lié à l’idée qu’il y aurait plusieurs communautés en France. Aussi ai-je été très sensible au fait, monsieur Ribbe, que vous valorisiez le général Dumas : il est très bien de dire que des gens de confession ou de couleur différente ont apporté quelque chose de grand à notre pays. En revanche, parler, par exemple, de communauté noire en France, comme le fait une association qui prétend même la représenter, est totalement faux.
M. Yves Kodderitzsch. Vous sentez bien que, dans ces discussions, nous sommes à la croisée des souffrances. Je tiens à revenir sur le 19 mars pour réaffirmer l’opposition des Français rapatriés d’outre-mer à cette date.
Le 19 mars est pour eux une souffrance. J’ai cherché à faire la liste des évènements qui s’étaient déroulés entre le mois de mars et le mois de juillet : il y en avait trois pages ! Le 13 mars, ce fut le mitraillage par l’armée française du quartier de Bab-el-Oued ; le 19 mars, le cessez-le-feu ; le 24 mars, l’armée française tirant sur des Français en Algérie ; puis ce fut l’OAS, les terres brûlées, les massacres d’Oran. Benjamin Stora a parlé d’apocalypse !
Certaines mamans ont été soulagées, d’autres ne l’ont pas été. On a tout oublié de tout cela, mais il suffit de se replonger dans cette courte histoire pour comprendre que ceux qui s’opposent à cette date ne le font pas pour des raisons idéologiques : pour eux, c’est de la souffrance pure et simple. Au nom de l’unité nationale et de l’unité nationale, les Français rapatriés d’outre-mer vous demandent de ne pas retenir cette date !
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M. Jean-Jacques Jordi. Les propos de Mme Fort et de M. Vanneste renvoyaient à la question de la différence entre mémoire et histoire. Selon moi, la mémoire concerne chacun et il y a autant de mémoires que de personnes. Il peut arriver que des groupes de personnes se réunissent pour commémorer un évènement commun auquel ils ont participé de manière différente. L’histoire, quant à elle, peut être un remède aux turbulences de la mémoire.
Dans les années soixante-dix, l’État a fait preuve d’une certaine incapacité à mobiliser le savoir historique pour construire un discours scientifique intégré dans l’école, qu’il s’agisse de la colonisation, de l’esclavage, des phénomènes migratoires. La conséquence  en fut que chaque groupe porteur d’une mémoire commune s’est érigé en porteur d’une histoire : « son » histoire contre « l’autre » histoire. Ce fut le cas pour les Pieds-noirs d’un côté, et les immigrés algériens, de l’autre.

M. Jean-Jacques Jordi.
Petit à petit, chaque groupe revendique des dates, fait de la surenchère, y va de sa « commémoration univoque », parlant d’une seule voix, la sienne, pro domo sua. Et la
commémoration perd de son caractère national. C’est dommageable.
Je n’aurais pas été Français en 1789. Mon origine catalane fait que j’aurais sans doute été sujet du roi d’Espagne. Il n’empêche que j’ai intégré dans ma culture les mots « Liberté, égalité, fraternité ». Je n’aurais toujours pas été Français en 1848, au moment de l’abolition de l’esclavage. Il n’empêche que je l’ai intégrée également. Je me souviens qu’on en a parlé en classe, mais c’était avant les années soixante-dix. Mes filles, pour leur part, n’ont jamais, ou très peu, entendu parler de l’esclavage en classe.
D’où vient ce « trou », qui fait que maintenant on est obligé de repartir à zéro et de recréer une histoire qui était pourtant connue, même si elle l’était insuffisamment ? On connaît en effet beaucoup mieux aujourd’hui l’histoire de l’esclavage ou de la colonisation et cette histoire est davantage libérée des idéologies dominantes. Il y a soixante-dix ans, si vous n’étiez pas partisan de l’Empire colonial, vous étiez un mauvais Français ; il y a quarante ans, il « fallait » être anticolonial. Il existe des mouvements de balancier de mémoire. Voilà d’ailleurs pourquoi il faut faire appel à l’histoire : l’historien peut permettre de donner des dates et des éléments sur lesquels fonder un jugement.
La date du 19 mars fait débat. Mais la mère, dont le fils est en Algérie et à laquelle on annonce la fin de la guerre, est heureuse : elle respire. Pas ceux qui restent. Comment faire ?
Des dates existent. Plutôt que d’en créer qui n’ont aucun sens, mieux vaudrait retenir celles qui pourraient être l’occasion d’une réflexion. Pourquoi celle de 1789 a-t-elle subsisté ?
Parce qu’elle n’engage pas que la France, mais une vision de l’humanité. On sait très bien qu’il y a eu des massacres en Vendée et pendant la Terreur. Pour autant, 1789 impose un changement de vision, de la même façon que 1945 par rapport aux régimes totalitaires, à la Shoah, etc.
On peut faire confiance aux dates, qui sont peut-être le premier degré de l’historien.
Il faut s’appuyer sur des dates, sur des chiffres et sur des faits.
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