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Manipulateur
Stora n'aime pas Quand l'Algérie était française.
Le mardi 16 mai , la chaîne de télévision française
M6 diffuse un documentaire de Serge de Sampigny, Quand l'Algérie
était française. L'originalité de l'entreprise
reposait sur la diffusion d'archives «tout en couleurs»
tournées en Algérie dans les années 1940-1950
(donc pendant la période de la guerre d'Algérie).
Effectivement, défilent devant nos yeux des archives visuelles
venues de familles essentiellement «européennes».
Dans ces années-là, il fallait être bien fortuné
pour tourner des petits films en couleurs, et rares étaient
les familles algériennes d'Algérie pouvant se permettre
de telles pratiques.
Pour l'universitaire algérien Chaffik Benhacène, «l'inédit
est sélectif. Il exclut la quasi-totalité des musulmans,
globalement démunis, et dont il est tragiquement risible
d'imaginer qu'ils pouvaient, en sus, disposer de ces caméras
super-8 aux fins de fixer les images de leur dénuement et
de leurs misères». Le téléspectateur
voit donc surtout de riches Européens faire du ski en Kabylie,
se promener au Sahara ou assister à des courses de chevaux
à Alger. Ce qui ne manque pas de surprendre quand on connaît
le niveau de vie des familles européennes de cette époque...
bien inférieur à ceux des habitants de métropole.
La surprise vient pourtant de la colorisation des archives souvent
issues de l'INA ou de l'ECPA. De l'enterrement de soldats français
à Khenchela en novembre 1954 à la «bataille
d'Alger» de l'année 1957, en passant par la terrible
répression d'août 1955 dans le Nord constantinois,
on découvre «en couleurs» les paysages des Aurès
ou les ruelles de la Casbah d'Alger... Le réalisateur n'a
pas pris soin de prévenir de la colorisation, expliquant
par la suite que «pour une grande chaîne, il était
préférable de montrer des archives en couleurs pour
ne pas rompre la vision d'ensemble»...
Les chercheurs savent, depuis longtemps, que les images ne se contentent
pas de retranscrire le réel, mais de l'interpréter.
Mais avec le «tout en couleurs», nous entrons dans une
autre logique. Puisque l'objectif est la séduction du consommateur
d'images, il est normal de «donner» des couleurs au
réel, tout en prétendant montrer de l'histoire. Le
passé doit étonner, surprendre, au sens le plus fort
du terme, sinon l'ennui guette et l'audience baisse.
L'archive visuelle n'est donc plus transportée telle quelle
dans le présent mais subit des transformations, voire des
effacements (pourquoi donner quelquefois une telle couleur aux uniformes
de soldats ?). Ce faux en couleurs deviendra au fil du temps, n'en
doutons pas, l'archive de référence, abolissant de
la sorte toute interprétation possible de situations historiques,
géographiques. Dans la colorisation, il n'y a pas d'inventivité
fictionnelle (ce qui est possible, absolument pas dérangeant,
nécessaire même dans l'ordre de la reconstruction historique,
pour le cinéma par exemple), mais une «fabrication»
d'un faux qui se donne pour du vrai. Cette chirurgie iconique par
ajout et substitution n'est pas un pacte liant un artiste avec son
récepteur ; il s'agit là d'une grave déformation
d'archives, tout simplement.
Ajoutons que les propos prêtés à des responsables
algériens, comme Ahmed ben Bella ou Mohamed Boudiaf, sont
dits en voix off par des comédiens imitant l'accent arabe.
Colorisation des images et invention des voix : les transformations
opérées arrangent la réalité, gomment
tout ce qui peut paraître désagréable et entretiennent
une certaine folklorisation de l'histoire du «Sud».
Cet algérianisme sensualiste dénoncé par des
universitaires en Algérie donne ainsi bien des couleurs à
l'entreprise coloniale.
B.stora
IN journal Liberation du 31 mai 2006 |
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Réponse
aux critiques sur la colorisation des images et les archives du
film diffusé sur M6. Par Serge de Sampigny réalisateur
et Jean-Jacques Jordi historien.
Dans Libération
du 31 mai, l'historien Benjamin Stora met en cause le documentaire
récemment diffusé par M6 Quand l'Algérie était
française. Il y dénonce la fabrique d'une «fausse
Algérie» (titre de l'article) à partir de trois
éléments : la colorisation des films, l'invention
des voix, et une prétendue exclusion de la quasi-totalité
des musulmans. Pour Benjamin Stora, coloriser la colonisation, c'est
tout simplement gommer tout ce qui peut paraître désagréable.
Il sait pourtant, pour avoir participé avec nous à
une émission sur France Culture sur ce thème, que
5 % des images seulement ont été colorisées,
afin de donner une unité visuelle aux autres séquences
qui, elles, ont été tournées originellement
en couleur.
De fait, peut-on penser raisonnablement et scientifiquement que
la colorisation de 5 % des images amène inévitablement
à la fabrique d'une fausse Algérie ? La colorisation
est aujourd'hui un procédé connu, elle autorise une
certaine proximité avec l'événement. Loin de
souscrire à l'affirmation définitive de Benjamin Stora
qui y voit une volonté de « donner des couleurs à
l'entreprise coloniale», nous pensons que la colorisation
ne masque en rien les répressions, les massacres et les atrocités.
En quoi le noir et blanc serait-il plus historique que la couleur
? Ceux qui ont connu l'Algérie avant 1962 l'ont-ils connue
en noir et blanc ?
Le deuxième élément concerne l'invention des
voix, en particulier celle de Ahmed ben Bella et de Mohamed Boudiaf
par des comédiens «imitant l'accent arabe». On
ne peut être que surpris par cette affirmation car il s'agissait
en réalité de faire lire d'authentiques citations
par des acteurs qui ont le même âge et la même
voix que les auteurs de ces citations à l'époque.
C'est ainsi que des acteurs d'origine algérienne ont lu des
textes écrits par des combattants du FLN. Et des acteurs
pieds-noirs les citations des pieds-noirs.
Par ailleurs, Mohamed Boudiaf n'apparaît pas dans le documentaire
et donc ne parle pas ! Où Benjamin Stora a-t-il trouvé
cette fausse affirmation ?
Enfin, le dernier reproche concerne l'exclusion des musulmans du
documentaire. L'Algérie représentée serait
heureuse et insouciante au travers des seuls regards des Français
d'Algérie. Benjamin Stora a-t-il vu le film ? Notamment ces
scènes où Hamza Boubakeur filmait sa famille dans
sa maison d'Alger avec une petite caméra de 8 mm ? N'a-t-il
pas été marqué par ces images de bidonvilles
qui dénoncent une misère criante dans les années
50 ? Comment ont pu lui échapper ces films tournés
par René Vautier au sein des unités du FLN, où
figurent des militants comme Hassiba ben Illes ou Chelif Zenadi
? Ou encore cette séquence terrible où des harkis
évitent le lynchage in extremis en 1962 ?
Bien que filmées en majorité par des Français,
ces images aux deux tiers inédites et provenant de
quarante sources différentes et découvertes après
huit mois de recherches permettent, nous semble-t-il, de représenter
les points de vue contrastés des Algériens avant l'indépendance.
Que penser alors ? Ne faut-il pas s'interroger sur notre capacité
à sortir du noir et blanc, des bons et des méchants,
et à se décentrer du couple idéologique victime-coupable,
lorsque l'on travaille sur l'Algérie contemporaine ?
Contrairement à ce qu'affirme Benjamin Stora, il n'y a pas
de folklorisation de l'histoire de l'Algérie, pas plus que
nous ne prétendons, avec ce documentaire, faire oeuvre d'historiens.
Aucun documentaire, fût-il réalisé ou ayant
bénéficié du regard d'historiens, n'est définitif
sur l'histoire. Tout au plus porte-t-il quelques connaissances à
un public plus large. Sur ce dernier point, toutefois, c'est-à-dire
sur le fond, aucune mise en cause ne nous est faite.
IN journal Liberation du 6 5juin 2006 |
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