Ancien camarade de Saint Ferdinand
LETTRE OUVERTE A YVAN DONNAT
Cher Yvan,
Les hasards de la vie me permettent de renouer contact avec toi 57 ans après ton départ du village, Saint Ferdinand, où ton père a exercé pendant deux années scolaires, me semble-t-il.
En dehors de notre vraie camaraderie de l’époque, je me souviens très bien de ma grande admiration, partagée par tous les autres enfants du village qui les avaient vus, pour les nombreux trophées ramenés des postes précédents de ton père en Afrique noire : je revois des arcs, des flèches, des javelots, des boucliers, des masques, des ébènes, des ivoires et même un pied d’éléphant !
Bref, tu étais pour nous une espèce d’ « Indiana Jones » avant l’heure.
Et puis vous êtes partis pour d’autres horizons.
La bande de copains a évolué ensuite en fonction, comme toujours, des choix et aptitudes de chacun et des vicissitudes de la vie.
La survenance de ce qu’on a appelé d’abord « les événements » et maintenant « la guerre d’Algérie » a, bien sûr, petit à petit exercé un impact de plus en plus présent dans notre quotidien.
Le premier véritable drame a été l’assassinat de notre camarade Aline N. si vive et enjouée : elle avait notre âge ; elle se rendait à un bal à Koléa ; sa mère était au volant ; la balle tirée par le Fell l’a atteinte en pleine tête ; elle est morte sur le coup : elle avait seize ans ! Son père était communiste et anticlérical notoire au village.
Ensuite, notre condisciple Christiane E. a eu la douleur de perdre son fiancé tué en opération sur la frontière marocaine : il était appelé métropolitain du contingent et elle l’avait connu lorsqu’il était en poste au village ; il avait vingt ans et elle dix huit..
Et puis Nono VIDAL a été enlevé, tu sais, le père de Claudette ; c’était le
garde-champêtre du village ; c’est lui qui ne portait jamais que des mévas en guise de chaussures : sous des dehors farauds, c’était un très brave type.
Te souviens-tu également de Mimi FONT ? Il habitait la maison juste en face du château d’eau ; lui aussi a été enlevé, sur la route des Quatre Chemins.
Il avait à peine deux ou trois ans de plus que nous.
Un beau jour de juin 1962, le vieux Ramdani est venu dire à mon père que José Santacru, mon cousin, Mouloud H. notre copain qui habitait en haut du village et moi-même devions partir car nous risquions d’être enlevés à notre tour. Mouloud n’étant pas majeur, nous avons pu embarquer, le matin suivant, grâce à la Croix Rouge ! Merci la Croix Rouge ! Tu ne peux imaginer ce qu’ « ils » ont fait, un peu après, au vieux Ramdani : ils l’ont fait descendre dans le puits à sec situé dans la cour de la maison Linares juste en face de chez toi et ils l’ont laissé mourir de faim et de soif ! Il a agonisé pendant plusieurs jours : des voisins l’entendaient appeler la nuit mais, le jour venu, « ils » les empêchaient de jeter quoi que ce soit dans le puits pour soulager ses souffrances. Quel mal ce pauvre vieux avait-il fait ? Méritait-il cette fin atroce ?
Mon père a contribué à faire libérer plusieurs personnes qui avaient été arrêtées, entre autres, Henri R. descendant de la plus ancienne famille fondatrice du village en 1842. Egalement il a fait libérer le mari de ma cousine Christiane qui habitait Sidi Ferruch, lui aussi, appelé métropolitain du contingent : il avait eu le tort de servir dans les paras en 1956 et il avait sauté sur Suez.
Hélas, le 27 août suivant, alors qu’il se rendait chez des parents à Kouba, mon père a été enlevé, tôt le matin, au volant de sa 2CV Citroen à la hauteur de l’embranchement de Sainte Amélie. Toutes les démarches pour le faire libérer ont été vaines ; en revanche, quarante huit heures plus tard, « ils » sont venus récupérer son livre de compte à la maison et puis sont allés empocher pour eux toutes les créances que mon père, entrepreneur de transports, avait auprès des petits agriculteurs musulmans ou européens de la commune : « Bonne pioche », n’est-ce pas ?
Et puis, quelques jours plus tard, c’est Dodo HOFFMANN et Vincent PONS qui ont été enlevés, la nuit, en plein village : Dodo était le frère aîné de notre condisciple Solange, et le cousin d’Yves, notre copain qui habitait une maison juste au-dessus des fameux tournants de Saint Ferdinand ; ils étaient issus d’une famille alsacienne installée au village après la défaite de 1870. Quant à Vincent, c’était le cousin de ma belle-sœur Eliane : son père était associé dans l’entreprise de bottelage et de défonçage en bas de la rue où habitait José.
L’un et l’autre ont laissé derrière eux des veuves et des orphelins en bas âge sans parler des autres membres de leurs familles.
Il y a eu également Henri Linares qui a été enlevé à la même époque : on le connaissait moins parce qu’il habitait le plateau du côté de La Trappe de Staouëli, mais lui aussi avait charge d’âmes.
Pour notre village, cela fait six européens d’origine « disparus » en l’espace de quelques mois, sur une population d’environ six cent personnes. Nous ne saurons jamais précisément comment ils sont morts : et avant de mourir, ont-ils été torturés ? Ont-ils été mutilés ? Emasculés ? Depuis quarante cinq ans ces questions nous hantent.
Pour l’ensemble de notre communauté, cela représente environ cinq mille martyrs disparus en l’espace de quelques mois ; pour en donner une image tragiquement actualisée, cela représente plus de quatre fois le nombre des victimes du World Trade Center le 11 septembre 2001 ! Quatre fois !
Quelle horreur ! Et quelle honte pour la France d’avoir si soigneusement occulté cela depuis tant d’années ! Aussi est-ce avec une immense ferveur que j’ai participé à l’inauguration du Mur des Disparus, le 25 novembre dernier à Perpignan ; nous étions trente cinq personnes du village ou de la famille venus de toute la France nous recueillir ensemble : nous qui n’avions rien, mais rien ! pour honorer la mémoire de ces si chers Disparus, nous découvrions enfin ce lieu de mémoire tant espéré. Tu ne peux savoir à quel point je suis reconnaissant envers le Cercle Algérianiste et notamment celui de Perpignan, d’avoir eu la pieuse idée de donner à toute notre communauté tant meurtrie, tant méprisée et vilipendée, ce lieu de recueillement si sobre et tellement poignant en même temps.
Je sais ton courroux et celui de ta mère et de ta famille tout entière pour l’erreur de l’inscription des noms de tes proches parmi ceux de ces milliers de martyrs : j’en suis sincèrement désolé pour vous tous et je suis sûr, ayant découvert et apprécié leurs grandes qualités humaines, que les responsables le sont également. Dès que j’ai été informé de cette erreur, j’ai vérifié sur un bouquin que je possède et qui a été imprimé en 1986 : il est constitué de plusieurs listes de Disparus émanant de plusieurs sources et j’y ai effectivement retrouvé la mention de la disparition de tes proches en septembre 1962 dans la région de Mostaganem !
Tu vois, l’erreur ne date pas d’hier et je ne doute pas qu’elle soit rapidement réparée à Perpignan en procédant dès que possible à l’effacement des noms.
Pour tâcher d’atténuer ton ressentiment et celui des tiens, dis-toi bien que tes proches ont eu le bonheur de vivre après ces épreuves alors que ces milliers, je dis bien ces milliers de pauvres âmes, parmi lesquelles des femmes et de tout jeunes enfants, dans quelles abominables souffrances se sont-elles éteintes ?
Pour conclure, laisse moi saluer respectueusement ta maman et tes proches et espérer pouvoir bientôt correspondre directement avec toi-même.
Porte-toi bien. Jean-Claude Domenech
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