C'est une énorme violence, par une accumulation de sévices et de brutalités. Une démesure tellement excessive qu'elle en paraît peu vraisemblable.
Ce film veut faire de " l'américain ", faire "Platoon" en l'Algérie comme au Viêtnam. Un cinéma de fureur, " torrentiel, outrageusement esthétique, avec une violence omniprésente" comme dit Benjamin Stora, justement à propos du Viêtnam. Mais le cinéma américain aime aussi à héroïser ses soldats, tandis que Rotman vise à culpabiliser.
C'est : tortures, massacres, napalm et corvées de bois. L'histoire d'un jeune officier innocent qui finit par torturer lui-même avec un acharnement dément.
Il poursuit un certain Slimane, dont on apprend pour finir qu'il est mort.
Rotman déclare avoir abandonné ici tout manichéisme. Pour preuve, au début du film, il montre de pauvres villageois égorgés par le FLN. Mais ensuite, et deux heures durant, il nous donne à voir les atrocités des Français, des corps nus, des cris et du sang, "la grande impunité des militaires"selon la formule de Raphaëlle Branche. Que d'images inoubliables ! Le basculement progressif du lieutenant dans l'horreur de la guerre venant servir d'alibi moral à cette fiction d'atrocités.
Signaler les incohérences factuelles du scénario ou de la mise en scène ne présente pas tant d'intérêt qu'on s'y attarde, tant l'essentiel n'est pas là. C'est un film politique, mensonger et néfaste. Pour établir chez un jeune peu averti cette guerre comme injuste et sans raison d'être, pour montrer ainsi la faute collective des Français, Rotman affiche que le FLN voulait dès le début négocier, ce qui est particulièrement faux. Le FLN voulait l'indépendance totale, et immédiate. Mais Rotman avait huit ans. Il ne se souvient pas bien. Le FLN multipliait les exactions - je pense aux massacres d'El Halia en août 1955 - le gouvernement dût dépêcher des soldats français pour rechercher les terroristes et protéger la population.
Rotman poursuit encore : pourquoi refuser à l'Algérie cette indépendance que l'on avait accordée au Maroc et à la Tunisie ? Pourquoi cette guerre ignoble? Comme s'il ne se posait pas dans l'Algérie d'alors un problème autrement difficile. "La France se rendait là coupable de discrimination ! " ajoute la professeure, auteur du dossier pédagogique d'accompagnement du film. "
Et toujours, pour souligner le caractère criminel de cette guerre " imposée " par la France, Rotman affiche à côté des pertes françaises, 25.000 morts, celles de 300 à 600.000 Algériens. Différence impressionnante, un massacre, exemple tendancieux. Le ministère algérien des combattants retient 145.000 morts. C'est à coup sûr beaucoup, mais justement, bien assez. Quant aux pertes civiles, on ne les évalue pas plus précisément que le nombre des harkis massacrés.
C'est aussi un film profondément hostile aux combattants français. Il donne des hommes du FLN une image de vigueur et d'efficacité. Implacable, le combattant de l'indépendance surprend les Français. Il ouvre sur eux, toujours à la mitrailleuse, un feu puissant et ravageur. Il tue, il est redoutable. On ne l'aperçoit d'ailleurs que de loin. En groupes fantastiques, sinon en hallucinations. Et si à demi brûlé, on le voit mourir, il est toujours digne, il fait ses prières.
En revanche, on voit le soldat français toujours surpris, inquiet, alarmé. Il est pris à revers, il se replie, il se met à l'abri, il s'écroule, il est gibier, son souffle est tremblant, il appelle au secours. Les camarades tombent, il y a des morts, des blessés. Tous, ils ne seront sauvés que par l'emploi du napalm. Bref, c'est un soldat pitoyable, et sa brutalité n'en est que plus méprisable.
Intimement hostile au combattant de la guerre d'Algérie, Rotman nous montre en alternance toutes les formes de ses violences, c'est napalm, massacres ou "corvées de bois", puis au retour au poste, c'est beuveries en musique, saouleries vulgaires, systématiques, et torture pour les prisonniers. Pour notre professeure, c'est d'ailleurs le "tableau fidèle de l'armée française de 1959" !
Mieux encore, le film commence par une méprise. Le jeune lieutenant venait remplacer un officier tué par un groupe de sa propre section. On nous montre, non sans dérision, les obsèques de ce "mort pour la France" sur le cercueil duquel on épingle la légion d'honneur.
C'est enfin l'extension de la méthode de Rotman. On connaît "La guerre sans nom" de 1992, et "L'ennemi intime", ce documentaire de 2.002 que nous repasse souvent la télévision. C'est toujours le recueil de témoignages suscités, en réponse à des questions insinuantes et libératrices. Combien après quarante ans, qui n'ont qu'entendu dire, en viennent à déclarer avoir vu ? Les relations à charge sont conservées, regroupées. Pas d'enquêtes ni recherches historiques. Peu à peu se forge la conviction. Pour couper court au reproche d'inexactitude, on choisit alors la fiction. Elle autorise sa part de subjectivité. Elle est émanation de la conscience intime. Elle permet l'occultation de ce qui pourrait déranger. Ainsi que le regroupement, la concentration des séquences fortes qui renforcent le pouvoir compassionnel. Tout est avantage. On comprend ce choix.
Je ne dirai pas ici de mal des interprètes. Ils sont excellents. Télérama nous apprend que Benoît Magimel, le jeune lieutenant, rêve de rejoindre la télévision "pour l'utiliser comme un outil politique". On est prévenu. Quand au sergent Dougnac, Albert Dupontel, le journal du dimanche nous révèle qu'au temps de la conscription, il était réformé. Mais de toutes façons, ce film est grandiose et fera date. C'est l'avis du Figaro Magazine.
Plus significative me semble la mise en place d'un dossier d'accompagnement pédagogique de 18 pages, commentaires et justification du message de Rotman. Pour quel objectif ?
La presse nous apprend aussi que "l'ennemi intime émeut les jeunes d'origine algérienne". C'est justement à eux que je pense. Comment peuvent-ils avoir envie de rejoindre d'une manière ou d'une autre une nation coupable de tant de forfaits, aussi peu fière d'elle-même et respectueuse de ses soldats et de ses morts ? Quelle communauté affective, quel "vivre ensemble" demain ?
Patrick Rotman s'était fait connaître autrefois par un livre : "Les porteurs de valise. La résistance à la guerre d'Algérie". L'histoire du peuple algérien, victorieux dans sa lutte, telle qu'elle est enseignée à Alger, va-t-elle inspirer peu à peu en France l'histoire du peuple français ?
François MEYER
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