"Retourner?
...pourquoi pas ..." (suite)
Et cette proposition m’a remis en mémoire un texte
que je venais de lire, sous la plume d’un des deux accompagnateurs
Pieds-Noirs du Président Chirac, lors de son dernier voyage
en Algérie.
En voici quelques extraits: « On retrouve tout de suite
ses repères et l’émotion vous submerge devant
ce pays façonné par tous ceux qui y ont vécu.
Un temps extraordinaire, un ciel bleu que l’Afrique du Nord
est seule à offrir, des drapeaux tricolores partout et la
musique de l’armée algérienne jouant la Marseillaise
firent que les images se bousculèrent et les souvenirs aussi. »
Les souvenirs. Mon compatriote a eu bien de la chance que ses propres
souvenirs se bousculent, simplement, sans l’anéantir.
Si j’avais été à sa place, mes souvenirs
personnels m’auraient écrasée et c’est
bien pour cela que je m’éteindrai, exilée, sans
jamais avoir revu mon pays natal. A ma mémoire propre se
sont ajoutés, durant mes quarante années de proscription,
les souffrances endurées par les miens, cette masse de douleur
qui pèse sur mon coeur. Comment fouler allègrement
une terre rougie du sang de mes amis, de mes parents, de tous ces
êtres chers?
Quand ai-je entendu, pour la dernière fois, chanter la Marseillaise,
dans mon pays natal? C’était un certain 26 mars, peu
de temps avant l’exil. Au chant patriotique, a répondu
le crépitement des mitraillettes et les drapeaux tricolores
se sont soudain remplis de sang, le sang des miens, de tous les
miens, femmes, enfants, vieillards, amis chers, frères et
soeurs de coeur.
Alors retourner? Pourquoi le ferai-je? Ai-je l’âge et
la force de retrousser mes manches? Puis-je, à moi seule,
reconstruire les écoles, les hôpitaux et les églises?
J’ai vu, dernièrement une photo de Saint Augustin,
l’église de ma paroisse, aux trois quarts démolie,
pierre à pierre. Pourrait-on, d’ailleurs, me garantir
le libre exercice de mon culte? L’image des moines trappistes,
des religieuses, suppliciés, il n’y a pas si longtemps,
s’impose soudain à ma mémoire. Où me
tourner, vraiment, si je revenais en Algérie? Vers la ferme
de mes beaux-parents rendue aux friches depuis quarante ans? Vers
la source fraîche qui y coulait en permanence? Il paraît
qu’elle est tarie. Alors, où?
Le visage du jeune algérien s’était figé
et il s’en voulait d’avoir posé la question sans
réaliser que pour les Français d’Algérie,
l’écroulement n’était pas achevé
parce que chaque allusion à leur terre natale commençait
en fascination pour, brusquement, virer au cauchemar.
(...) -Non, jeune homme, je ne retournerai jamais en Algérie,
malgré tout l’amour que je porte à mon pays
natal. Si on vous arrache le coeur avec violence, nulle greffe ne
pourra alors le remplacer.
- Puis-je au moins, madame, vous rapporter un souvenir d’Algérie.
Je m’y rends le mois prochain, pour mes vacances.
- Oui, jeune homme, vous pouvez. Rapportez-moi un peu de terre.
Dans un bocal.
- De la terre? Mais, vous savez, Madame, en Algérie, la terre
n’est pas la même qu’ici: elle est rouge.
-Oui, je sais. Elle est rouge du sang de tous les miens. Pour cela,
pour qu’ils sachent que, depuis plus de quarante ans, je n’ai
pas cessé de penser à eux, d’endurer, avec eux
leurs souffrances et leurs morts, je veux qu’elle soit la
première versée sur mon cercueil. »
Chronique d’Anne Cazal
Parue dans le bulletin d’octobre de Veritas.
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