« Retourner ? ...Pourquoi pas.... » Chronique d’Anne Cazal parue dans le bulletin d’octobre de Veritas. Le Felfel N° 13 Novembre 2003.
 
               
"Retourner? ...pourquoi pas ..." (suite)
Et cette proposition m’a remis en mémoire un texte que je venais de lire, sous la plume d’un des deux accompagnateurs Pieds-Noirs du Président Chirac, lors de son dernier voyage en Algérie.
En voici quelques extraits: « On retrouve tout de suite ses repères et l’émotion vous submerge devant ce pays façonné par tous ceux qui y ont vécu. Un temps extraordinaire, un ciel bleu que l’Afrique du Nord est seule à offrir, des drapeaux tricolores partout et la musique de l’armée algérienne jouant la Marseillaise firent que les images se bousculèrent et les souvenirs aussi. »
Les souvenirs. Mon compatriote a eu bien de la chance que ses propres souvenirs se bousculent, simplement, sans l’anéantir. Si j’avais été à sa place, mes souvenirs personnels m’auraient écrasée et c’est bien pour cela que je m’éteindrai, exilée, sans jamais avoir revu mon pays natal. A ma mémoire propre se sont ajoutés, durant mes quarante années de proscription, les souffrances endurées par les miens, cette masse de douleur qui pèse sur mon coeur. Comment fouler allègrement une terre rougie du sang de mes amis, de mes parents, de tous ces êtres chers?
Quand ai-je entendu, pour la dernière fois, chanter la Marseillaise, dans mon pays natal? C’était un certain 26 mars, peu de temps avant l’exil. Au chant patriotique, a répondu le crépitement des mitraillettes et les drapeaux tricolores se sont soudain remplis de sang, le sang des miens, de tous les miens, femmes, enfants, vieillards, amis chers, frères et soeurs de coeur.
Alors retourner? Pourquoi le ferai-je? Ai-je l’âge et la force de retrousser mes manches? Puis-je, à moi seule, reconstruire les écoles, les hôpitaux et les églises? J’ai vu, dernièrement une photo de Saint Augustin, l’église de ma paroisse, aux trois quarts démolie, pierre à pierre. Pourrait-on, d’ailleurs, me garantir le libre exercice de mon culte? L’image des moines trappistes, des religieuses, suppliciés, il n’y a pas si longtemps, s’impose soudain à ma mémoire. Où me tourner, vraiment, si je revenais en Algérie? Vers la ferme de mes beaux-parents rendue aux friches depuis quarante ans? Vers la source fraîche qui y coulait en permanence? Il paraît qu’elle est tarie. Alors, où?
Le visage du jeune algérien s’était figé et il s’en voulait d’avoir posé la question sans réaliser que pour les Français d’Algérie, l’écroulement n’était pas achevé parce que chaque allusion à leur terre natale commençait en fascination pour, brusquement, virer au cauchemar.
(...) -Non, jeune homme, je ne retournerai jamais en Algérie, malgré tout l’amour que je porte à mon pays natal. Si on vous arrache le coeur avec violence, nulle greffe ne pourra alors le remplacer. 
- Puis-je au moins, madame, vous rapporter un souvenir d’Algérie. Je m’y rends le mois prochain, pour mes vacances. 
- Oui, jeune homme, vous pouvez. Rapportez-moi un peu de terre. Dans un bocal. 
- De la terre? Mais, vous savez, Madame, en Algérie, la terre n’est pas la même qu’ici: elle est rouge. 
-Oui, je sais. Elle est rouge du sang de tous les miens. Pour cela, pour qu’ils sachent que, depuis plus de quarante ans, je n’ai pas cessé de penser à eux, d’endurer, avec eux leurs souffrances et leurs morts, je veux qu’elle soit la première versée sur mon cercueil. »
Chronique d’Anne Cazal
Parue dans le bulletin d’octobre de Veritas
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« Retourner ? ...Pourquoi pas.... »


Pendant cet été de canicule, je me suis prise à rêver à ces jours de sirocco qui nous séchaient les lèvres sans nous donner de maux de tête, ni réduire nos capacités respiratoires comme c’est le cas ici.
Et puis, le sirocco ne durait jamais très longtemps. On attendait qu’il finît et très bientôt on retrouvait la brise marine. Ici, il en est de la chaleur comme de la désespérance, on n’en voit pas la fin.
Et c’est sous un ventilateur qui ne brassait que de l’air chaud, dans un salon aux volets clos et aux rideaux tirés, que j’ai eu le plaisir de recevoir l’ami d’un de mes fils, Abdelkrim, un jeune fils d’émigrés algériens, né en France et, par conséquent français, qui, sachant par mon fils que j’avais écrit quelques ouvrages sur l’Algérie, voulait parler avec moi de « son » pays. Son pays, m’a-t-il avoué d’emblée, il ne le connaissait pas très bien, il n’y allait pas souvent bien qu’il ait, à Tipaza, des grands parents qui l’attendaient pour lui faire visiter de somptueuses ruines dont il confessait ne pas connaître exactement les origines.
« Phéniciennes et surtout romaines » répondis-je, tandis que devant mes yeux, défilaient à nouveau les merveilleux vestiges romains, en partie engloutis. Les thermes, les villas, les amphithéâtres, la Basilique de Sainte Salsa, sur la colline, avec les sarcophages des premiers évêques, le cimetière chrétien et la plage dite du tombeau, abritant une sépulture qui s’enfonçait à demi dans la mer et sur laquelle les enfants grimpaient, avant de se laisser glisser dans les vagues mousseuses et onctueuses comme une caresse.
Et je me suis mise à parler, à raconter l’éblouissante découverte des ruines immergées, initiée par mon père, dans l’eau claire, à l’aide d’un masque et d’un tuba, l’impression magique de pénétrer, accroupie, dans le tombeau de la Chrétienne et le roman sur le martyre de la Cléopâtre Séléné, aussitôt commencé par l’enfant que j’étais, mais resté inachevé et le reste a suivi.
Les parties de pêche, à la Point Pescade, sur la « pastéra » paternelle, isolée encastrée entre ciel et mer, sous le soleil dont l’éclat animait les vaguelettes et transformait bientôt la barque en un lieu paradisiaque, illuminé et bercé par des millions de paillettes vivantes et douces, et Alger, ma ville natale et mon amour, dont l’évocation me submerge toujours et me transporte dans un ailleurs dont je ne suis pas certaine qu’il ne soit pas enfoui, à la fois dans mes rêves et sous les vagues de ce vaste miroir argenté que nous appelions « mare nostrum ».
Ahuri, le jeune homme m’écoutait, n’osant briser cette vision , cette hallucination, que se déroulait devant lui sans qu’il puisse y prendre la moindre parti.
Quand je me tus, enfin, à la fois tremblante et désespérée, il me dit: « Comme vous aimez votre pays! Vous l’aimez plus que moi. Voudriez-vous y retourner? Les Pieds-Noirs sont les bienvenus chez nous. » .