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Le
20 aout 1955 - 20 aout 2005
"Témoignage pour un massacre"
Dans la ville de Philippeville en Algérie par
le docteur Baldino |
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Dans une période où
il devient de bon ton de se repentir et de se mettre en accusation,
il m'a semblé utile de rappeler à nos compatriotes
(50 ans après) ce que fût le premier grand massacre
de Français d'Algérie lié à la guerre
débutante.
S'en souvenir devient un devoir pour ceux qui restent et faire la
relation de ces évènements, sans en travestir la réalité,
un hommage aux victimes et aux acteurs disparus de ces journées
tragiques du 20 Août 1955. |
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Le 1er novembre 1954
eut lieu le premier attentat dans les Aurès qui coûta
la vie à un instituteur de métropole qui rejoignait
avec son épouse l'école où ils avaient été
nommés. L'instituteur Monsieur Monnerot fut abattu froidement
devant son épouse. Le caïd Sadok (ancien officier de
l'armée française) voulut protéger Madame Monnerot.
II fut abattu de plusieurs balles et Madame Monnerot grièvement
blessée.
Ainsi commencèrent ce qu'on appela " les évènements
d'Algérie ". Cet attentat des Aurès avait ému
la France et inquiété les Français de ces départements
d'outre-mer. Le Gouverneur Général Léonard
envisageait, pour contrôler ce foyer d'insurrection, de regrouper
les populations autochtones (on fixa pour cela des délais
de quelques jours) puis de quelques semaines et finalement ces décisions
ne furent jamais appliquées.
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Ce fut une première
victoire pour les insurgés. Pendant neuf mois les attentats
se multiplièrent : assassinats de colons, de petits agriculteurs
dans leurs fermes. Les routes étaient dangereuses. Les insurgés
dressaient des barrages et les véhicules étaient mitraillés.
Dans les villes des grenades étaient lancées contre
des établissements publics, dans des restaurants ou des cafés.
Des attentats individuels étaient signalés chaque
jour dans la région. Des médecins furent exécutés
ou grièvement blessés dans leur cabinet par de pseudo-patients. |
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La situation, dans le Constantinois surtout, devenait
de plus en plus critique. Il y avait peu de troupes en Algérie.
Nos armées venaient de subir une sévère défaite
à Dien-Bien-Phu et les régiments décimés
pendant la guerre d'Indochine n'avaient pas encore rejoint la Métropole
et l'Algérie. Il y avait bien quelques troupes du Contingent,
mais peu formées et sans enthousiasme.
On aborde ainsi l'été 1955.
Les " Pieds-Noirs " s'organisent pour les vacances et profitent
des joies de la plage. Mais ils sont préoccupés. Une
minorité privilégiée part en France (sur la Côte
d'Azur ou en montagne). Le malaise augmente dans la région
de Philippeville.
Mais le 20 Août rien ne laissait prévoir l'insurrection
qui allait se déclencher en quelques heures. |
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Si les civils n'étaient
pas au courant des préparatifs de cette attaque, les services
secrets militaires dirigés par le capitaine Paul AUSSARESSES
étaient informés de l'imminence d'une action sur Philippeville
et les villages environnants. Des mouvements, depuis quelques jours,
se faisaient de la périphérie vers le centre ville.
Les taxis avaient quitté leurs aires de stationnement et
arrivaient en ville avec des passagers inhabituels. Les épiceries
étaient dévalisées par des consommateurs généralement
plus modestes dans leurs achats. Les futurs insurgés, une
fois entrés dans la ville, étaient hébergés
par des complices dans divers locaux (caves, réduits, garages...),
autant d'anomalies qui avaient alerté les services spéciaux
de la Région Militaire.
Le chef de la rébellion, ZIGHOUT YOUSSEF, commandait la zone
du Nord constantinois. II voulait faire sur Philippeville, qui était
une ville moyenne de 50 à 60.000 habitants, une action spectaculaire
à l'occasion du 2e anniversaire de la déposition en
1953 de Mohammed V, sultan du Maroc et exilé à Madagascar
par les autorités françaises.
D'ailleurs ce même jour du 20 Août 1955 des révoltes
dirigées contre les communautés françaises
eurent lieu dans les villes marocaines de Kenifra et Oued Zem. Elles
furent sévèrement réprimées. Cette manoeuvre
était destinée à montrer la solidarité
des pays du Maghreb contre le pouvoir " colonial ".
Le 20 Août 1955, je consultais à mon cabinet médical
situé en centre ville par une journée torride comme
l'Algérie en connaît en plein mois d'Août. Un
coup de téléphone de Madame Vincent, affolée,
m'informa que deux blessés venaient d'arriver à la
clinique de son mari située à quelques dizaines de
mètres de mon cabinet.
Fernand Vincent le chirurgien est à l'hôpital pour
son service habituel. II ne peut pas quitter la salle d'opération
et lui demande de m'appeler pour les premiers soins. Le premier
blessé est un musulman ouvrier pâtissier chez un européen
d'origine suisse. Un coreligionnaire lui a tiré dans la pâtisserie
plusieurs balles de gros calibre en plein thorax. II est dans un
état alarmant. Il respire difficilement et a dû perdre
beaucoup de sang pendant son transport. II meurt quelques minutes
après son admission à la clinique en récitant
dans un dernier souffle la prière des morts. Quelques minutes
plus tard un garçon pieds-noirs de vingt ans arrive à
la clinique. Sur la route des plages, en revenant de la baignade,
un jeune musulman l'aborde, un pistolet de petit calibre à
la main et lui demande l'heure. Sans méfiance il lui répond
: " Il est midi ". Son agresseur lui tire une balle d'un
pistolet 6,35 qui l'atteint à l'avant-bras, le traverse en
passant entre les deux os sans faire de dégâts et se
perd dans la nature. " Midi " c'était l'heure fixée
pour le déclenchement de l'insurrection et le jeune baigneur
avait pris ce geste pour... une plaisanterie. Pourquoi midi ? C'était
une heure favorable pour les insurgés. Les militaires sont
à leur cantine, les officiers et sous-officiers à
leur mess respectif, leur réaction demandera un certain délai
pendant lequel les insurgés pourront se répandre dans
la ville en massacrant les Français ou des musulmans connus
pour leur attachement à la France.
C'était bien calculé. Mais la réaction des
parachutistes du ler R.C.P. du colonel Ducournau fut immédiate
et stoppa l'attaque. La caserne de Gendarmerie située en
plein quartier indigène était assiégée
de toutes parts. Les Paras la dégagèrent en faisant
de nombreuses victimes et prisonniers parmi les assaillants.
La fusillade que nous entendions de la clinique du Docteur Vincent
où j'avais reçu les premiers blessés cessa
après une heure de combat. Mais l'attaque n'avait pas porté
uniquement sur la ville. A une vingtaine de kilomètres de
Philippeville se trouvait une mine d'extraction de minerai de fer
El Halia et les carrières de marbre de Fil Fila.
La mine d'El Halia était dirigée par un jeune ingénieur
métropolitain récemment nommé, Monsieur Revenu.
Deux cent cinquante familles algériennes vivaient et travaillaient
dans cette entreprise encadrées par cent trente européens
dans une cohabitation parfaite. Pour Zighout Youssef cette entente
entre européens et musulmans était insupportable.
Il finit par convaincre ses coreligionnaires de se retourner contre
les roumis " (les infidèles) de la manière la
plus barbare qui soit c'est-à-dire sans épargner femmes
et enfants.
Le massacre commença quelques heures avant l'assaut sur Philippeville.
Mais toutes les communications avaient été coupées
et la mine était totalement isolée. Le directeur de
la mine, un athlète d'un mètre quatre-vingt dix, partit
en courant dans le maquis infesté d'insurgés pour
alerter le camp militaire Péhan situé à 12
kilomètres de la mine sur la route de Philippeville. Il eut
la chance de ne rencontrer aucun fellagha dans cette course de fond
et alerta les militaires du camp qui montèrent immédiatement
une opération mais il était trop tard. Des dizaines
de corps (une soixantaine) horriblement mutilés par des instruments
tranchants (poignards, coutelas, haches) suivant la tradition du
sacrifice rituel du mouton gisaient sur le carreau de la mine. De
très nombreux blessés par armes blanches ou armes
à feu tirant des halles artisanales qui font de gros dégâts
difficiles à corriger ensuite.
Des armes avaient été demandées par Monsieur
Revenu mais elles lui furent refusées par les autorités
préfectorales.
Tout près de la mine d'El Halia, les carrières de
marbre du Fil Fila étaient dirigées par un de mes
amis, le regretté Robert Fèvre, issu d'une famille
de carriers bourguignons installée à Philippeville
depuis plusieurs décennies. Il y employait des musulmans
et des cadres européens au nombre d'une douzaine de familles.
II avait enfreint les interdictions préfectorales et avait
acheté plusieurs fusils de chasse ou de tir. En outre il
avait transformé un bâtiment inutilisé en fortin,
ce qui permit aux familles de s'y réfugier au moment de l'attaque.
Un seul ouvrier, trop tard informé, n'eut pas le temps de
regagner ce fortin improvisé et fut abattu sauvagement.
Pilote pendant la guerre de 39-45, Robert Fèvre avait continué
à pratiquer le pilotage amateur. Avec un avion de l'Aero-Club
il survola sa carrière pour s'assurer que la protection était
efficace.
L'après-midi du 20 Août. accompagné de deux
amis anciens combattants de la guerre 42-45 Claude Trihaudeaui,
un ancien des commandos, et Eugène Kobelski, un ancien de
la guerre d'Indochine - ils partirent en voiture, armés jusqu'aux
dents, aux carrières encore mal contrôlées par
l'armée et ramenèrent à Philippeville tous
ceux qui étaient encore les cibles des insurgés et
leurs familles. C'était un bel exemple de courage et de camaraderie
qui méritait d'être relaté. |
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L'Hôpital
de Philippeville dominant la ville |
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A la clinique du Docteur Vincent
un coup de téléphone de mon confrère me demande
de venir rapidement le rejoindre à l'Hôpital. Nous
apprenons alors le carnage d'El Halia et surtout l'arrivée
de 200 blessés graves à l'Hôpital en l'espace
de deux heures. " Viens, me dit-il, avec Gisèle. On
aura besoin d'elle ". Gisèle Vincent était sage-femme
et aidait son mari à la clinique et en anesthésie.
Nous prenons la rue principale qui conduit à l'Hôpital
une longue rue qui partage la ville en deux et qui s'appelle tout
naturellement rue Georges Clémenceau. La situation qui nous
attendait était dramatique mais Gisèle Vincent et
moi n'avons pas pu éviter un sourire devant le spectacle
de |
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cette rue déserte
après la réaction des parachutistes et jalonnée
de toutes sortes de chaussures, espadrilles ou babouches qu'on abandonne
pour échapper le plus vite possible aux forces de l'ordre.
L'Hôpital de Philippeville, construit sur une colline qui
dominait le port, datait du début de la colonisation. Un
Hôpital militaire jouxtait l'Hôpital Civil. Celui-ci
avait été agrandi au fil des décennies et des
besoins.
Mais il restait suffisant pour une ville moyenne d'Algérie.
II pouvait accueillir 400 à 500 malades chirurgicaux ou médicaux
et surtout beaucoup de cas sociaux.
Le personnel infirmier et technique correspondait à l'importance
de l'établissement. En ce mois d'Août la moitié
des agents était en congé annuel. C'est donc dans
cette situation qu'il fallait faire face à l'arrivée
brutale de 200 blessés graves par des agresseurs déchaînés
qui avaient utilisé les méthodes les plus barbares
qui soient. (L'officier des Pompes Funèbres perdit la raison
devant tant d'horreurs.*)
L'Hôpital disposait d'une ambulance qui était plutôt
une camionnette de transport. Tous les blessés d'El Halia
ou de la ville avaient été transportés à
l'Hôpital sans précautions de manipulation ou d'hygiène
dans des véhicules divers. Certains blessés moururent
pendant leur transport par impossibilité de soins d'urgence.
L'insuffisance de personnel infirmier fut en partie compensée
par une communauté religieuse rattachée au centre
hospitalier. Certaines religieuses avaient des connaissances médicales.
Elles furent d'un dévouement remarquable. Toutes donnèrent
leur sang pour les premiers blessés et certaines à
plusieurs reprises à la limite du possible : un soutien psychologique
avant l'époque avec l'efficacité de leur foi.
Quelle était la situation sur le plan médical ? II
y avait à Philippeville toutes spécialités
confondues 25 à 30 médecins. Un certain nombre était
en vacances, en France ou à l'étranger.
Dans la ville même la situation était mal perçue,
l'information avait mal circulé. Les habitants craignaient
de nouvelles attaques et restaient à l'abri. Nous nous retrouvions
six chirurgiens médecins pour gérer cette situation.
Le Docteur Vincent, chirurgien installé à Philippeville
en 1946, avait été mobilisé dans un Hôpital
militaire de campagne pendant la guerre de 42-45, en Italie puis
en France.
II était chef du service de chirurgie de l'Hôpital
civil et aussi de l'Hôpital militaire. Il avait acquis une
grande expérience en chirurgie de guerre. L'organisation
des soins de ces journées tragiques lui revint.
Un jeune chirurgien, Alain Farruggia, qui finissait son internat
à l'Hôpital Mustapha à Alger était à
Philippeville pour remplacer le 2e chirurgien de la ville, le Docteur
Grasset, parti en vacances quelques jours avant. C'était
son premier remplacement et il fut confronté à une
situation et à une chirurgie qui ne lui étaient pas
familières. Il donna le maximum de lui-même. Je l'aidais
de mon mieux à la table d'opérations.
Un médecin généraliste, le Docteur Gabriel
Godard, était l'aîné de ce petit groupe. Il
avait été mobilisé de 1942 à 1945 dans
un Hôpital de campagne où il fit la connaissance de
Fernand Vincent. Il était tout désigné pour
l'aider à la table d'opérations.
Le Docteur Hughes Blanc était radiologue, installé
à Philippeville après la guerre de 42-45. Il fut décoré
de la Légion d'Honneur sur le champ de bataille pour son
attitude courageuse et son dévouement. Il était aussi
le responsable du service de radiologie de l'Hôpital.
Le Docteur Pierre Sultan, médecin pneumo-phtisiologue, était
installé depuis peu de temps dans la ville. Il dirigeait
en outre le service de cette spécialité à l'Hôpital.
Avec Hughes Blanc, il fut chargé du tri des blessés,
de la radiologie générale et du repérage des
projectiles.
Pour ma part, installé depuis deux ans à Philippeville
comme pédiatre, mon cabinet jouxtait la clinique du Docteur
Vincent. Il m'appelait fréquemment pour l'aider aux interventions.
C'est ce que j'ai fait pendant ces deux journées opératoires
en alternance avec mon confrère Godard. |
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Gisèle Vincent nous aidait
efficacement pour les anesthésies. Elle faisait le va-et-vient
entre l'Hôpital et la clinique où il lui t'allait s'occuper
de quelques malades encore hospitalisés. L'Intendance Hospitalière
(stérilisations, instruments, lingerie) était suffisante
pour un fonctionnement normal de l'établissement mais très
vite débordée par l'afflux de blessés. Il y
avait bien deux jeunes internes algériens nommés officiellement
à l'Hôpital pour leur stage interné. Nous les
avons " aperçus " nais rapidement ils nous ont
fait savoir qu'ils étaient souffrants et qu'ils ne pourraient
pas nous aider. Nous n'avons pas insisté car ils étaient
incompétents et auraient pu être, aussi, malveillants. |
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60 cercueils alignés......
des familles entières |
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C'est dans une ambiance de souk
ou de marché persan que nous nous sommes mis au travail.
Nous disposions de deux salles d'opérations précédées
d'un sas où les infirmiers préparaient les blessés.
Fernand Vincent opérait dans l'une d'elles avec son ami Gabriel
Godard. Alain Farruggia occupait la deuxième salle et avait
commencé à opérer aidé par un interne
algérien qui accumulait les fautes et travaillait lentement
volontairement ou pas. Je le remplaçai à la table
d'opérations et Alain retrouva un rythme normal.Dans les
couloirs qui conduisaient aux salles d'opérations les chariots
ou les brancards faisaient une chaîne. Sur l'un des chariots,
j'avais remarqué un algérien qui manifestement faisait
partie des insurgés. Il avait les deux jambes brisées
par une rafale d'arme automatique. II avait un visage exalté
sur lequel se lisait une haine intense. Ses yeux étaient
exorbités, il se tordait les mains d'impuissance. Une arme
en mains, il aurait continué son oeuvre. Il était
manifestement sous l'emprise de la drogue. Il fut opéré
par le Docteur Vincent. |
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L'anesthésie
fut difficile en raison de son imprégnation par le kif ou
autre drogue. On sût par la suite qu'il avait assassiné,
entre autres, un notable musulman fidèle à la France
et ses cinq enfants. Il fallut mettre en garde les agents des services
spéciaux qui menaient leurs enquêtes colt à
la ceinture, colt qui aurait pu servir au geste désespéré
d'un terroriste kamikaze qui n'aurait pas eu son compte de victimes
françaises.
Ainsi les heures commencèrent à se dérouler
dans un cortège de blessures horribles (abdomens ouverts
au poignard, femmes enceintes éviscérées, blessures
par balles artisanales de gros calibre qui pénétraient
dans l'abdomen ou le thorax en faisant des dégâts souvent
irrécupérables).
J'ai encore le souvenir d'un grand gaillard, employé de la
mine d'El Halia qu'on amena dans la salle où travaillait
Alain Farruggia. On le plaça à plat ventre sur la
table d'opérations trop courte pour lui. Sa tête dépassait
et bascula dans le vide c'était impressionnant. II avait
reçu un coup de coutelas qui lui avait tranché tous
les muscles de la nuque jusqu'aux vertèbres cervicales. Alain
et moi n'avions jamais été confrontés à
ce type de blessure qu'on ne peut voir qu'en chirurgie de guerre.
On sutura vaille que vaille les muscles de la nuque, les aponévroses,
les tissus cutanés. On confectionna une minerve en plâtre
pour bloquer sa colonne cervicale. Quel ne fut pas notre étonnement
de le croiser une dizaine de jours plus tard se promenant dans la
rue Clémenceau avec sa minerve et une démarche un
peu guindée. Je me souviens 50 ans après de son nom
: Rivière.
Ainsi les deux équipes chirurgicales se partageaient les
victimes au hasard de leur arrivée dans le sas qui précédait
les salles d'opérations et suivant les critères de
gravité qu'avaient retenus les confrères chargés
des diagnostics et du tri.
Le rythme était rapide et il était illusoire, dans
cette agitation et le va-et-vient du personnel réduit, de
respecter des règles strictes d'asepsie.
Ainsi l'après-midi du 20 Août se passa en interventions
les plus urgentes et les plus graves. L'été était
particulièrement chaud et on ne connaissait pas la climatisation.
Nos tenues étaient très allégées. Nous
buvions beaucoup, on grignotait quelques biscuits entre deux transferts
de table. Les cigarettes défilaient à un rythme accéléré
et il y avait une grande consommation de café pour essayer
de garder l'exil vif. La nuit qui suivit connut le même rythme
avec une température un peu plus supportable en salle d'opérations,
fenêtres grandes ouvertes pour essayer de faire pénétrer
une brise marine.
Le lendemain nous retrouvons les deux équipes au grand complet
mais déjà assez fatiguées par une nuit blanche
et des interventions lourdes. Les installations de stérilisation
et les blanchisseries sont sur utilisées et menacent de nous
lâcher. Les quelques flacons de sang dont nous disposions
au début sont épuisés.
Le stock d'antibiotiques baisse à vue d'oeil et on les utilise
très largement en raison des risques d'infections post-opératoires
dans ce type de chirurgie. II fallut faire appel aux pharmacies
de la ville.
Une collecte de sang au niveau de la cité est difficile à
mettre en place. Quelques donneurs généreux se présentent
à l'Hôpital mais on redoute les erreurs de groupage
et des fautes d'asepsie dans le recueil tant la situation est confuse.
Le Dimanche 21 Août à midi la direction de l'Hôpital
dépassée par la situation prend conscience que nous
n'avions pratiquement rien mangé depuis plus de 24 heures.
Ce sont les soeurs de la communauté religieuse qui corrigent
cet oubli. Elles nous préparent un vrai repas avalé
rapidement puis elles iront donner encore un peu de leur sang. Alain
Farruggia, exténué, va se reposer quelques heures
dans l'après-midi et revient dans la soirée en salle
d'opérations pour quelques inter-ventions. En fin d'après-midi
c'est le tour de notre aîné Gabriel Godard de nous
abandonner. La station verticale prolongée crée des
oedèmes des jambes qui deviennent très vite douloureux.
Il y a encore un certain nombre de Les obsèques des victimes
d'El Halia, de Fil-Fila, de Philippeville et de sa région
eurent lieu quelques jours plus tard. Soixante cercueils étaient
alignés à l'entrée du cimetière de la
ville : ceux des 34 victimes d'El Halia, des 14 de Philippeville,
et 12 militaires tombés au cours des combats de rue contre
les assaillants. Les autorités préfectorales avaient
fait le déplacement de Constantine : les mêmes qui
avaient refusé d'armer le personnel de la mine d'El Halia.
Toute la population Philippevilloise était réunie
autour des familles des victimes. La colère était
à son comble et, une réaction violente risquant de
survenir d'un moment à l'autre, les autorités furent
tenues à l'écart.
Paul-Dominique Benquet-Crevaux, maire de la ville, (décédé
il y a quelques jours à Aix-les-Bains après une longue
maladie) calma la population en entonnant une vibrante " Marseillaise
". Les gerbes officielles furent malmenées et les représentants
de la Préfecture s'éclipsèrent discrètement.
La cérémonie put alors se dérouler dans la
dignité malgré une très intense émotion.
Tous les confrères qui ont participé à ces
jour-nées tragiques du 20 août ont été
dispersés après l'indépendance de l'Algérie,
sept années plus tard.
Le Docteur Gabriel Godard s'est installé et a fini sa carrière
à Grasse. Il avait reconstitué une belle clientèle.
Il y est décédé dans les années 70.
Le Docteur Pierre Sultan fut reclassé à l'Hôpital
de Montbéliard à la tête du service de pneumo-phtisiologie.
Il y est décédé dans les années 80.
Le Docteur Fernand Vincent avait pris sa retraite à Paris.
Après une carrière épuisante il nous a quitté
il y a une dizaine d'années pendant une croisière
aux Seychelles.
Le Docteur Hughes Blanc, après l'indépendance, a traversé
la Méditerranée sur son bateau et a jeté l'encre
à Saint-Tropez où il a créé plusieurs
cabinets de radiologie. Retraité, il a gardé un anneau
au port.
Il me faudra enquêter sur la carrière du benjamin,
Alain Farruggia. Je n'ai pas suivi son cursus, mais son premier
remplacement de chirurgien, je pense qu'il ne l'oubliera jamais.
Depuis le 20 Août 1955, j'ai évoqué chaque année,
en moi-même, le souvenir de ces années tragiques. Cinquante
ans après ce carnage et avant la disparition des derniers
témoins, j'ai voulu, en quelques pages, rendre hommage aux
victimes d'El Halia, de Fil Fila et de Philippeville, dire ma reconnaissance
au personnel de l'Hôpital et à la communauté
religieuse, évoquer le souvenir des confrères aujourd'hui
disparus, et faire que ce premier massacre de la Guerre d'Algérie,
qui fit tant de victimes innocentes, ne tombe pas dans l'oubli...
Charles BALDINO
Bibliographie
Paris-Match n°336, Septembre 1955.
Echo d'Alger : 16 et 17 février 1958 (Procès des tueurs
d'El Halia)
L'Oradour Algérien (Massacre du 20 août 1955) - Revue
"Etoiles du Sud" N°4 et 5 Janvier et Avril 1999.
" J'étais à El Halia " Témoignage
de madame Jeanne Pusceddu ln revue " L'Algérianiste
" N° 94 -2001
Liste des victimes : " L'Algérianiste " N°
95- Sept. 2001 Page 126
* ln : Henri Borgeaud de Michèle Barbier. Page 157 Editions
WALLADA -1995 |
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