La Bataille de Bab-el-Oued
(23 mars - 6 avril 1962)

par Christian CHILLET

 

 

Du 3 Novembre 1959 au 20 Janvier 1962 mon
« obligation militaire » me retint loin d'Alger.
Je n'ai assisté ni aux barricades ni au putsch. Le 24 Janvier 1960 je me trouvais à Oran, consigné au quartier ; le 22 Avril 1961 j'étais chargé de l'Action Psychologique au Q.P.S. de Thiersville, petit village situé à 20 km au sud de Mascara. Je n'ai pas vécu avec les petites gens de mon quartier ces folles journées que se sont partagés tour à tour l'espoir, l'enthousiasme, l'exaltation, la désillusion, la déception, l'amère déception, la révolte. Je n'ai pas vu les murs d'Alger se couvrir des premières inscriptions O.A.S., je n'ai pas entendu les premiers concerts nocturnes, les premières explosions de plastic. Deux interminables années sans contact vrai avec le réel. Car tout ce que nous pouvions dire et faire sur le terrain n'était qu'un odieux trompe-l'œil, un misérable mensonge dont tous avaient conscience et nous n'étions cependant que deux pieds-noirs dans la compagnie. Oui, deux années loin de la mêlée.

 
Février 1962 ; enfin je retrouve Bab-el-Oued. Je ne crois pas que beaucoup de métropolitains ignorent encore le nom de Bab-el-Oued. Je ne suis pas sûr non plus que l'image qu'ils se font de ce quartier d'Alger si vivant, si animé, si pittoresque, si haut en couleurs, soit tout à fait exacte. La Grande Presse s'en est emparée, la « Famille Hernandez » l'a même imposé au public, mais le voilà désormais enfermé dans les limites de ce cadre, amusant à coup sûr, mais bien étroit. Certains peut-être le connaissent, l'aiment aussi. Mais ils ne sont pas de là-bas. Ils ne peuvent l'apprécier, le sentir, le voir comme je l'ai vu, comme je le vois encore. Cette foule qui, le soir à partir de 18 heures, s'emparait de l'Avenue de la Bouzaréa, encombrant la chaussée et les trottoirs, remplissant les bars, devisant et riant joyeusement, je me suis mêlé à elle, je l'ai côtoyée pendant vingt-sept ans. Je crois l'avoir bien connue. De Guillemin, de Nelson ou de Rochambeau, de la Consolation, des Régies ou de la Bassetta, ce sont avant tout des « petits », petits ouvriers, petits commerçants, petits artisans. On s'est complu à répéter que Bab-el-Oued avait longtemps été le fief, la place forte communiste, et certes je me souviens avoir entendu l'« Internationale » devant l'école de la Place Lelièvre, au soir d'élections mouvementées qui installaient à la Mairie d'Alger l'ineffable Tubert, plus connu sous le nom de « maire des jardins ». Plus tard il y eut aussi Fayet. Mais ce fameux communisme s'arrêtait le plus souvent au niveau du portefeuille, des 5 ou 10 % d'augmentation sur les salaires. N'allez pas imaginer, parce que leurs réactions étaient simples, que ces gens manquaient, comme on dit maintenant, de maturité ou de sens politique. Instinctivement, au contraire, ils refusaient de se laisser tromper par le mirage des idéologies. L'abstraction n'avait pas de prise sur eux. Travail, famille, amitié, patrie, oui même patrie (ne leur a-t-on pas assez souvent reproché leur origine italienne ou espagnole) à leurs yeux ce n'était pas là seulement des idées, des ombres au fond d'une caverne. Ces notions fondamentales, ils les traduisaient chaque jour en termes d'action sur le plan de la réalité concrète, ce réel et ce concret auquel les attachaient et les enchaînaient leur énergie et leur solide bon sens. Au demeurant passionnés, violents et démesurés comme le sont tous les primaires et tous les méditerranéens. Enfin tous avaient ceci de commun qu'ils appartenaient au « quartier ». Même ceux qui avaient « percé » ne le quittaient pas. Nulle part ils ne se seraient sentis plus à l'aise. Tous se connaissaient et formaient ainsi un bloc homogène, une ville dans la ville. Plus de cent mille habitants, limité à peu près exclusivement par des quartiers musulmans (Basse-Casbah, Climat-de-France, El Khettar), Bab-el-Oued a toujours eu conscience de sa singularité. Dans Alger, bourgeoise, froide, snob, il était différent, il était autre. Pour conserver ce privilège, peut-être a-t-il parfois forcé son talent, en a-t-il rajouté. Mais qui pourrait lui en faire grief ? | Lire la suite |