Février 1962 ; enfin je retrouve Bab-el-Oued. Je ne crois pas que beaucoup de métropolitains ignorent encore le nom de Bab-el-Oued. Je ne suis pas sûr non plus que l'image qu'ils se font de ce quartier d'Alger si vivant, si animé, si pittoresque, si haut en couleurs, soit tout à fait exacte. La Grande Presse s'en est emparée, la «
Famille Hernandez » l'a même imposé au public, mais le voilà désormais enfermé dans les limites de ce cadre, amusant à coup sûr, mais bien étroit. Certains peut-être le connaissent, l'aiment aussi. Mais ils ne sont pas de là-bas. Ils ne peuvent l'apprécier, le sentir, le voir comme je l'ai vu, comme je le vois encore. Cette foule qui, le soir à partir de 18 heures, s'emparait de l'Avenue de la Bouzaréa, encombrant la chaussée et les trottoirs, remplissant les bars, devisant et riant joyeusement, je me suis mêlé à elle, je l'ai côtoyée pendant vingt-sept ans. Je crois l'avoir bien connue. De Guillemin, de Nelson ou de Rochambeau, de la Consolation, des Régies ou de la Bassetta, ce sont avant tout des « petits », petits ouvriers, petits commerçants, petits artisans. On s'est complu à répéter que Bab-el-Oued avait longtemps été le fief, la place forte communiste, et certes je me souviens avoir entendu l'«
Internationale » devant l'école de la Place Lelièvre, au soir d'élections mouvementées qui installaient à la Mairie d'Alger l'ineffable Tubert, plus connu sous le nom de «
maire des jardins ». Plus tard il y eut aussi Fayet. Mais ce fameux communisme s'arrêtait le plus souvent au niveau du portefeuille, des 5 ou 10 % d'augmentation sur les salaires. N'allez pas imaginer, parce que leurs réactions étaient simples, que ces gens manquaient, comme on dit maintenant, de maturité ou de sens politique. Instinctivement, au contraire, ils refusaient de se laisser tromper par le mirage des idéologies. L'abstraction n'avait pas de prise sur eux. Travail, famille, amitié, patrie, oui même patrie (
ne leur a-t-on pas assez souvent reproché leur origine italienne ou espagnole) à leurs yeux ce n'était pas là seulement des idées, des ombres au fond d'une caverne. Ces notions fondamentales, ils les traduisaient chaque jour en termes d'action sur le plan de la réalité concrète, ce réel et ce concret auquel les attachaient et les enchaînaient leur énergie et leur solide bon sens. Au demeurant passionnés, violents et démesurés comme le sont tous les primaires et tous les méditerranéens. Enfin tous avaient ceci de commun qu'ils appartenaient au «
quartier ». Même ceux qui avaient « percé » ne le quittaient pas. Nulle part ils ne se seraient sentis plus à l'aise. Tous se connaissaient et formaient ainsi un bloc homogène, une ville dans la ville. Plus de cent mille habitants, limité à peu près exclusivement par des quartiers musulmans (Basse-Casbah, Climat-de-France, El Khettar), Bab-el-Oued a toujours eu conscience de sa singularité. Dans Alger, bourgeoise, froide, snob, il était différent, il était autre. Pour conserver ce privilège, peut-être a-t-il parfois forcé son talent, en a-t-il rajouté. Mais qui pourrait lui en faire grief ? |
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