Un événement romanesque devait encore une fois se produire dans sa vie; étant allé en France accompagné du maréchal des logis Weyer, son secrétaire, il s'éprit de la sueur du jeune sous-officier, la demanda en mariage, renonça à la religion musulmane et l'épousa. Revenu avec sa femme en Algérie, il reçut en juillet 1845 le grade de maréchal de camp à titre indigène et le commandement d'une brigade de vingt escadrons de spahis, en trois régiments.
C'est dans la période qui s'ouvre en septembre 1845, par le fameux combat de Sidi Brahim, et qui marque l'effort suprême d'Abd el Kader, que Yusuf allait se surpasser. Chargé par Bugeaud du commandement de colonnes mobiles successives, il poursuivit, avec une inlassable activité, Abd el Kader et les tribus qui avaient pris son parti.
Il eut l'occasion à cette époque de démontrer souvent l'excellence de ses principes de guerre africaine, si différents de ceux de la guerre européenne. En décembre 1845, Abd el Kader fuyait devant lui en deux colonnes, l'une formée de ses cavaliers, l'autre de ses bagages et troupeaux; ce fut non la première, mais la seconde qu'il poursuivit, certain d'obliger ainsi son adversaire à venir défendre son bien. Le combat eut lieu à l'oued Temda : Abd el Kader eut son cheval tué sous lui, s'échappa à grand'peine grâce au dévouement des siens, et laissa entre les mains de Yusuf ses morts, ses blessés et ses bagages.
La cavalerie de Yusuf, rentrée à Alger exténuée par trois mois de dure campagne dans des pays difficiles, repartit à la fin de février 1846, mais pour le Sud, c'est-à-dire pour des régions plus favorables à son action. Le 12 mars, Yusuf découvrit les traces d'Abd el Kader; alors ce fut une poursuite sans répit, qui dura pendant plus de 20 kilomètres, dans la région de Bou Saada, et qui fit tomber entre ses mains plusieurs drapeaux, des prisonniers, des tentes et un convoi de 800 mulets. Abd el Kader serré de près à plusieurs reprises avec 14 de ses cavaliers, par plusieurs officiers français qui avaient de bons chevaux, dut encore une fois son salut à la qualité supérieure de son cheval.
Si Yusuf épuisait ses chevaux, il pouvait les remplacer, tandis que l'Émir ne pouvait pas : Bugeaud écrivait le 31 mai à Léon Roches que les éclaireurs de Yusuf avaient suivi Abd el Kader en fuite vers le sud-ouest et qu'ils l'avaient vu réduit à " environ 150 cavaliers, éparpillés sur la route, les uns démontés, les autres traînant leurs chevaux par la figure, d'autres montés sur des haridelles maigres et blessées. "
Yusuf avait conquis l'estime et l'affection de Bugeaud, qui le considérait comme un magnifique cavalier, et l'appelait le " Murat de l'armée ". Après le départ pour la France de l'illustre Maréchal, il n'eut plus guère l'occasion de chevauchées, car Abd el Kader s'était réfugié au Maroc et fut bientôt amené à se rendre : l'ère glorieuse était close. Nommé inspecteur général permanent de la cavalerie indigène, il eût voulu, par-dessus tout, être admis dans le cadre des généraux français; malgré ses efforts et ceux de ses amis et malgré l'appui de Bugeaud lui-même, il ne pouvait y parvenir.
Le livre qu'il publia en 1851 " De la guerre en Afrique " témoigne du moins de son activité dans un nouveau domaine. Les principes qu'il y exposait ont servi de bases aux règlements spéciaux si nécessaires à l'armée d'Afrique. Aux conseils militaires pratiques, il ajoutait des pages d'une portée plus haute, celles par exemple où il indiquait le rôle de l'officier des bureaux arabes : " La France veut coloniser, écrivait-il; elle appelle de ses vœux le moment où la charrue pourra entrouvrir ce nouveau sol, où les baïonnettes ne seront plus que protectrices, et où le colon n'aura plus à craindre de voir surgir un ennemi derrière chaque buisson. Dès ce jour (puisse-t-il bientôt luire), l'officier dés bureaux arabes verra encore s'agrandir sa mission : il sera plus que jamais l'homme nécessaire, le trait d'union indispensable; pendant de longues années, il sera appelé, sur les zones de l'intérieur, à diriger, surveiller, protéger la colonisation qui aura franchi le Sahel, et se sera aventurée presque jusqu'au désert. "
Enfin Yusuf obtint en décembre 1851 la récompense qu'il souhaitait ardemment, l'admission dans le cadre des généraux français; le Président de la République, Louis-Napoléon, lui écrivit à ce sujet : " Il était juste que la France adoptât celui qui, depuis de longues années, la défend en Algérie avec tant de courage et de dévouement. "
Nommé au commandement de la subdivision de Médéa, Yusuf mena en 1852 une colonne contre Laghouat ; il eut bien voulu attaquer seul, mais il n'avait que l.500 hommes, et dut se résigner à attendre la colonne du général Pélissier, venant de la province d'Oran. Pélissier fit enlever brillamment l'oasis, mais n'oublia pas de citer Yusuf, qui fut fait grand officier de la Légion d'honneur.
Après un court séjour en 1854 en Crimée, où il organisa un corps de 3.000 " bachi-bouzouks ", qui fut largement diminué par le choléra dans la Dobrudja, puis licencié, Yusuf revint en Algérie. Il fut promu général de division, et dirigea, d'après les ordres du général Randon, des colonnes qui participèrent de la façon la plus efficace, en 1856 et 1857, à la soumission définitive de la Kabylie. En 1859, à l'expédition conduite par le général de Martimprey contre la tribu marocaine des Beni-Snassen, il montra, pendant l'épidémie de choléra qui décima ses troupes, une humanité, un courage et une abnégation admirables.Il fut nommé en 1860 grand'croix de la légion d'honneur par Napoléon III.
La grande expérience que Yusuf avait du Sahara et des Indigènes lui permit de rendre, pendant l'insurrection de 1864, des services importants dans le Sud des provinces d'Alger et d'Oran. Cependant, le maréchal de Mac-Mahon, nommé gouverneur général de l'Algérie, lui déclara au début de 1865 qu' " avec de nouveaux systèmes, il fallait des hommes nouveaux ".
Yusuf demanda la division de Montpellier, mais il tomba gravement malade et alla mourir à Cannes le 16 mars 1866. Dans son agonie, ce merveilleux soldat se revoyait au milieu de ses compagnons des charges d'autrefois, à un moment il se leva sur son séant, étendit les mains en avant comme s'il tenait les rênes de son cheval, et demanda en arabe : " Agha Sliman, qui est autour de moi ? " Dernière évocation de toute une vie héroïque au service de la France.
Yusuf est le seul chef qui ait participé de bout en bout à la conquête de l'Algérie, depuis le débarquement à Sidi Ferruch en juin 1830, jusqu'à la soumission de la Kabylie en 1857, sans parler de l'expédition du Maroc et de l'insurrection de 1864. Il a été comblé de gloire et d'honneurs. Cependant il s'est attiré de nombreuses inimitiés, dues autant à des jalousies inévitables qu'à l'incompréhension de sa mentalité.
Yusuf, quoique redevenu Français, conserva toujours le caractère et la tournure d'esprit d'un Musulman de l'Afrique du Nord. Ses jugements sommaires, après lesquels il faisait trancher des têtes, ses procédés d'administration, n'ayant souvent rien de commun avec ceux de la bureaucratie officielle, l'ont fait critiquer beaucoup plus qu'il n'eût convenu.
Pour juger un homme, il faut se représenter les conditions et le milieu dans lequel il agit. Il vécut à l'époque héroïque de la conquête, qui ne ressembla en rien à la période suivante : superbe cavalier, habile sabreur, vigoureux entraîneur d'hommes, il était fait pour les chevauchées téméraires, les mêlées ardentes et les entreprises audacieuses. Il était adoré des troupes indigènes, et longtemps encore, dans les villages et dans les douars d'Algérie, les descendants des spahis qu'il a si brillamment commandés raconteront des épisodes du temps où leur aïeul servait avec Yusuf.
|