Le 23 août 1955 à vingt heures, la famille est réunie pour le repas du soir dans notre maison familiale, maison isolée, bâtie à l'écart du village.
Ce soir d'août, les bruits de la montagne kabyle s'estompent; la nuit tombe, dévoilant un ciel étoile particulièrement net.
A cette heure le village est plus calme qu'à l'accoutumé, silencieux et désert; Marcel Frapolli quitte son travail à la mairie.
Ce soir d'Août, à la tombée de la nuit, notre père est assassiné. Il est abattu devant notre maison où il venait d'être accueilli par les plus petits.
Un seul coup de fusil, une seule pression de l'index éteint la flamme de la vie et arrête à jamais un coeur riche et généreux.
La famille terrifiée et incrédule accourt et se presse, ma mère se couche sur mon père et lui parle à l'oreille.
Le sang coule sur le bas coté gravillonné de la route.
Nous sommes isolés dans le silence de la montagne Kabyle, dans une solitude angoissante et dans un désarroi effroyable.
Le grand père Gomila. dans un coin, pleure silencieusement en demandant ce que nous allons devenir.
Cette mort violente laisse de nombreuses victimes dans son sillage, sa femme, ses huit enfants marqués à vie. nos grands parents et peut être une population kabyle amie. celle qui s'est rassemblée par milliers lors des obsèques du 25 Août 1955 à Fort-National.
- fin août 1955. notre soeur Marcelle naît à Fort National, au lendemain de la mort de notre père;
- en octobre 55. par lettre, l'Armée de Libération Nationale, ordonne à notre mère de cesser ses accouchements dans les villages, sous peine d'enlèvement de ses enfants.
- en novembre 55, suite à cette lettre les autorités militaires nous informent ne pas pouvoir assurer notre sécurité et conseillent à notre mère de ne plus se rendre dans le bled.
- en décembre 55 nous quittons définitivement Fort National pour nous réfugier à Alger et notre mère devient infirmière au dispensaire du Clos Salembier.
- en mai 1958. rassurée par les engagements politiques de la France, elle décide de placer ses économies dans la réalisation d'une petite maison d'accouchement.
M. Feraoun rapporte dans ses écrits (3): "Voilà une vraie algérienne ou je ne m'y connais pas", après que notre mère lui ai rappelé que les femmes continueront d'accoucher quelle que soit l'issue du drame algérien,
- le 26 mars 1962, la maison d'accouchement est achevée lorsque survient la fusillade de la rue d'Isly, où l'armée française tire de sang froid sur des manifestants pieds noirs, en abat plusieurs dizaines et en blesse plusieurs centaines. Ce 26 mars va constituer pour tous, le signal irrémédiable du départ et pour notre famille le début d'une véritable "déroute".
- cette "déroute" de plus de 20 ans nous conduira de Revel à Aix en Provence, de la Seyne-sur-mer à Baccarat et enfin à Eguilles. Les grands parents eux. ont échoué dans un asile en Normandie, depuis qu'un arrêté gouvernemental interdit aux pieds noirs de s'installer dans le sud de la France; ils vont successivement se laisser mourir de faim.
- durant cette "débâcle" notre mère subvient seule aux besoins de sa nombreuse famille, sans l'aide d'aucun parti, d'aucun syndicat, d'aucune église, d'aucune association, et dans l'absence de compassion et la quasi-indifférence des Français.
Aujourd'hui elle repose à Eguilles; son âme a rejoint celle de son mari dans les cieux Kabyles, comme elle l'avait toujours évoqué
- dans l'épitaphe prononcée aux obsèques de Marcel Frapolli Jacques Soustelle souhaite que "cette terre kabyle, si chèrement aimée, lui soit douce et légère", mais les Kabyles n'exaucent pas ce voeux puisque les tombes de notre arrière grand père Antoine arrivé en 1860, de notre grand père et de ses frères et la tombe de notre père, sont profanées, ouvertes, les cendres fouillées et répandues dans les allées du cimetière.
Pour parachever le tout, dans la fièvre spéculative et certainement dans un désir de gommer tout signe de notre présence, le cimetière disparaît dans les fondations d'une opération immobilière. |