Que faisais-je en prison ? La réponse est simple mais suffisante : je servais de garantie morale, tout banalement.
Je servais de caution car personne ne pouvait mettre en doute mes convictions Algérie française et mon engagement pour la défendre depuis le mois d’octobre 1955.
Pour comprendre la genèse de cet événement, il me faut, avant tout, conter l’histoire de deux roquettes, ou plutôt, de deux roquettes en voyage.
Intéressons-nous, tout d’abord, à des personnages que je situerai, sans vouloir les dégrader au sens militaire du terme, à l’échelon subalterne.
Nous avons en premier lieu un ancien officier d’Indochine du nom de Despuech, auteur d’un livre Le trafic des piastres. Dans lequel il formule de sévères griefs contre Salan. Vivant à Paris, à cette époque, il est en possession, on ne sait pourquoi, de deux roquettes. Un de ses amis algérois Juillier le rencontre dans la capitale. Despuech lui remet les roquettes pour s’en débarrasser. Nous sommes, je le rappelle, en 1956. Juillier ramène ces deux objets à Alger et comme ces objets l’encombrent, il les donne à son ami Ortiz. Celui-ci, grand chasseur, se dit qu’on ne chasse pas la perdrix et le lièvre, voire le sanglier, avec des roquettes. Il décide de les confier à un de ses amis, Fernand Sans, garçon de café à la brasserie Victor Hugo, rue Michelet, à Alger.
Arrêtons-nous un instant dans cette évocation de la pérégrination des deux roquettes. Entre Despuech et Juillier, il n’existe aucune relation de caractère politique ou de caractère activiste. C’est à titre amical que Juillier débarrasse Despuech des deux objets encombrants.
En revanche, entre Juillier, Ortiz et Sans, il existe une relation politique. Ils ont été poujadistes et ils le restent encore à cette époque. Mais, jusqu’à ce triple relais, les roquettes restent des objets muets. Aucune utilisation n’en est prévue et c’est tout juste si l’un d’entre eux ne songe pas à les incorporer à la décoration de son appartement.
Averti que ces aimables petits obus contenaient un explosif, Sans Fernand décide de leur faire poursuivre le voyage interrompu. Il les confie à un de ses amis, Robert Scire qui tenait un café place Bugeaud. Jusque-là, rien de criminel. Aucun de ces hommes n’avait l’intention de tuer le général Salan. Robert Scire, par prudence, décide de se débarrasser des roquettes et les refile à un de ses amis, un homme que je lui avais présenté quelques mois plus tôt, Gabriel Della Monica, sapeur pompier à Alger. Gabriel, pour des raisons de sécurité –il est père de famille– demande à un bijoutier-horloger de ses amis, Tronci Christian, qui fait partie de mon effectif anti-terroriste, de garder ces projectiles dans le coffre-fort de sa bijouterie. Pour des raisons que j’ignore, Tronci les confie à son ami Marc Descamps, un fournisseur en explosifs, qui habitait rue Cardinal Verdier à Bab-El-Oued.
Voilà pour le voyage aller des roquettes. Roquettes dont j’ignore à cette époque, l’existence et le voyage que je viens de relater pour votre information.
Avant d’entamer l’étude de leur voyage retour, ou plutôt le voyage vers leur destination définitive, il me faut ouvrir une parenthèse. J’ai dit, à maintes reprises, que mon gros effort de militantisme s’exerçait au sein du peuple d’Alger. J’ai expliqué avec fréquence ce que, selon moi, aurait dû être le comportement des Européens, dès le début de la guerre d’Algérie. Mon organisation, celle que j’ai personnellement mise sur pied, ne portait pas de nom. Elle était dépourvue de sigle. Elle n’était animée d’aucun sentiment politique particulier. Une, idéologie dominante et exclusive, fut à l’origine d’un miracle : la foi en l’Algérie française. Celle-ci nous suffisait. Cette idéologie dominante fut à l’origine d’un miracle, je le souligne encore une fois, car elle réalisa un œcuménisme doctrinal qui fédérait toutes les bonnes volontés. Il y avait, parmi nous, d’anciens socialistes, d’anciens communistes, des membres de la C.G.T. et tout leur contraire. A Bab-El-Oued, comme à Belcourt et au centre ville, s’intégraient à notre combat des anciens des brigades internationales de la guerre d’Espagne. Il n’y avait là rien d’étonnant. Soustelle lui-même avait fait partie pendant la guerre civile espagnole, d’un comité républicain pour activer la lutte antifranquiste. Et lorsqu’il exerça ses fonctions de gouverneur d’Algérie jusqu’en 1955, il avait sollicité le concours de Germaine Tillion, une femme de gauche très militante et du commandant Monteil, un fanatique de l’arabo-islamisme fondamentalisme. Pauvre Soustelle !
Les partis politiques classiques n’avaient donc aucune influence sur notre comportement : c’était d’ailleurs la condition nécessaire au regroupement des Français d’Algérie dans une structure de combat homogène, celle qui aurait permis, selon mes convictions, d’éviter l’abandon. Le peuple français d’Algérie aurait dû prendre conscience de la force qu’il représentait s’il se regroupait. Mais unir des pieds-noirs ce fut impossible hier comme cela est impossible aujourd’hui. L’union des pieds-noirs est une utopie. Nous sommes morts à cause de ce manque d’union. Nous continuons à crever aujourd’hui à cause de ce manque d’union. Et c’est notre désunion pathologique qui facilite toutes les manipulations de la part de tous les pouvoirs qui se sont succédés depuis 1962.
Parmi ceux qui m’ont suivi et aidé dans cet effort, il y avait mon voisin Tronci, deux sapeurs pompiers, Della Monica et Falcone, Ange Gaffory, ouvrier à l’arsenal du Champ-de-Manœuvre. Descamps nous fut présenté par Tronci, Valverde était un de mes patients. Il y en avait évidemment beaucoup d’autres que je ne peux citer. Car ils étaient trop nombreux.
Kovacs était un camarade de faculté. J’ai fait toutes mes études de médecine avec lui, du PCB à la thèse. Je le connaissais très bien, nous faisions partie du même club d’arts martiaux. Après nos études, nous nous perdîmes de vue.
C’est d’une façon tout à fait inattendue, en 1956, que je le rencontrai chez Achiary, ancien patron de la D.S.T. en Algérie, ancien sous-préfet de Guelma. Celui-ci avait beaucoup de relations dans la police et il s’intéressait de très près à mon activité anti-terroriste. Kovacs et moi décidâmes alors de coordonner nos efforts et nos effectifs purent mener à bien quelques opérations anti-F.L.N. Beaucoup d’opérations furent envisagées que nous n’avons pu mener à bonne fin : en particulier les exécutions de Farès, d’Ould Aoudia, le grand-père, et Ferhat Abbas, qui rejoignit le FLN en 1956. Car il était établi que ces hommes étaient complices actifs du FLN.
Je rompis avec Kovacs à la fin de l’année 1956. Il ne m’appartient pas de formuler un jugement sur lui. J’ai eu connaissance des contacts qu’il avait noués à Paris, dans des milieux politiques, plus ou moins proches du Courrier de la Colère. J’ai été informé du sigle qu’il avait décidé d’attribuer à notre mouvement, parce que les hommes politiques de Paris l’exigeaient. Je pris la décision, à la fin de l’année 1956, de me séparer de lui.
En effet, je voulais agir comme un franc-tireur, comme un partisan, mais en aucun cas je ne pouvais accepter de jouer le rôle d’un spadassin plus ou moins stipendié d’un groupe politique de métropole. J’ai toujours refusé d’agir dans la perspective d’être l’homme de quelqu’un. Je voulais être maître de mes décisions. Lorsque, beaucoup plus tard, je suis intervenu dans une autre hiérarchie, c’est comme un prétorien que je l’ai fait et non comme un soumis ou plutôt comme un subordonné.
J’ai expliqué à mes camarades les raisons pour lesquelles je décidai de ne plus agir avec Kovacs. Personnellement, je m’interdisai –et je leur demandai de faire comme moi– de m’incorporer à l’O.R.A.F. (Organisation de Résistance pour l’Algérie Française). Tout le monde disposait, bien sûr, de sa liberté. Certains ont cru bon de rejoindre les rangs de cette organisation. Leurs arguments : ils estimaient être un appoint très important dans le domaine du renseignement d’une part et ils espéraient enrichir leur potentiel matériel grâce à ces contacts politiques parisiens d’autre part.
Kovacs était en contact avec le général Faure. Ainsi qu’avec le général Cogny.
Le général Faure, était une relation personnelle de Joseph Ortiz, et c’est celui-ci qui organisa une rencontre entre Faure et Kovacs. Le général Cogny fut informé des contacts de Kovacs. Je ne sais à quel moment le général Faure décida d’agir seul. Dès le mois de décembre 1956, il fut animé de velléités de coup de force à Alger. Il espérait, avec l’appui de certains éléments de l’armée et des poujadistes algérois, forcer le gouvernement de la IVè République à s’organiser en gouvernement de Salut Public qui aurait conduit la guerre de manière plus efficace. Il eut la naïveté de se confier à Lacoste et à Teitgen, secrétaire général de la préfecture d’Alger. La sincérité peut être mortelle quand elle s’identifie à la naïveté ! Le ministre de la Défense, Bourges-Monoury, le mit aux arrêts de forteresse et ce fut tout pour le général Faure, cette fois-ci.
Le général Cogny était en liaison constante avec Kovacs. L’initiative un peu puérile du général Faure et son élimination momentanée de la guerre d’Algérie, laissaient cependant le champ libre aux activités de Kovacs et de Cogny. Celui-ci, nous l’avons vu, était général de corps d’armée, commandant en chef au Maroc, polytechnicien. On le disait de conviction « Algérie française » et il était très lié avec des hommes politiques de Paris, tous gaullistes. Auprès de lui, au Maroc, intervenait Alain Griotteray qui avait repris du service comme commandant de réserve, réactivé. Parmi les relations de celui-ci, on a cité les noms de Pascal Arrighi et de Michel Debré. Deux autres personnages, Knecht et Sauvage intervenaient comme officiers de liaison entre Paris et Kovacs.
Robert Lacoste, socialiste, ministre résident, qui milita pour l’Algérie française lorsqu’il eut perdu tout pouvoir et tout moyen d’action.
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