La Compagnie genevoise des colonies suisses de Sétif
La prise d'Alger, le 5 juillet 1830, suscita à Genève un intérêt certain dans les milieux politiques et financiers. Dans ces mêmes milieux, toutefois, la prudence reste de règle et il ne saurait être question de s'engager d'une manière hasardeuse tant que la politique de la France n'est pas clairement définie.
Or, de 1830 à 1834, en Algérie dirigée par ceux qui commandent en chef l'armée, Clauzel, Berthezène et Rovigo, on s'est engagé dans la voie de la colonisation avec une extrême prudence. A Paris comme à Alger, on n'a pu encore opter pour une colonisation restreinte ou totale, militaire ou civile, libre ou officielle, capitaliste ou de peuplement.
De 1834 à 1840, il semble qu'on opte pour une occupation restreinte. Mais ce sont les événements qui décident et qui conduisent militaires et colons à une occupation de plus en plus totale du territoire. La colonisation progresse : à l'est avec, en 1837, la prise de Constantine ; ailleurs aussi par la guerre nécessitée par la résistance d'Abd El-Kader jusqu'à sa reddition en 1847. II est à noter que Sétif a été occupé en 1839.
Avec l'avènement de la IIe République, en 1848, il semble que les promesses faites aux immigrants vont se réaliser : assimilation progressive des institutions de l'Algérie à celles de la France et retour au droit commun mettant fin du régime militaire. Avec l'empire, l'armée, plus solidement que jamais, s'installe au pouvoir et l'Algérie dépend du ministre de la Guerre.
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Premiers Suisses en Algérie, premiers échecs. - Des Suisses, dès 1831, sont arrivés en Algérie avec des Allemands. Quelques mois plus tôt, ils avaient quitté leurs patries pour se rendre aux Etats-Unis. Mais, mésaventure fréquente à l'époque, la compagnie d'émigration qui devait les prendre en charge s'étant révélée défaillante, les malheureux s'étaient trouvés sur les quais du Havre, sans ressources. Les autorités françaises, les prenant en charge, les avaient dirigés vers l'Algérie, où ils avaient fondé les villages de Kouba et de Dely-Ibrahim, premiers foyers de la communauté protestante en Algérie. Vingt ans plus tard, une émigration valaisanne fonde les villages d'Ameur el Aîn et de Bourkika et deux hameaux aux environs de Koléa. Cette tentative de colonisation, qui s'inscrit aussi dans le vaste programme de 42 colonies agricoles créées par la IIe République, pour se débarrasser des " éléments subversifs ", sera des plus décevantes.
A Genève, on n'ignore rien de tous ces faits. Mais on reste persuadé qu'il y a à faire, beaucoup à faire. On analyse les causes de l'échec et, tenant compte aussi bien de la réputation de l'Algérie comme grenier de Rome, que des conditions climatiques dans le pays, on se souvient aussi qu'en 1840, un Jurassien, Xavier Stockmar, a soumis à la France un projet de colonisation helvétique en Algérie non moins étendue que le canton de Berne et qui comprend les trois districts de Bône (avec son port), de La Calle (avec son port) et de l'Edough. II a aussi demandé que la population autochtone soit tenue en respect, précisant
" Ce n'est pas avec ses Indiens errants que les fondateurs de l'Union américaine ont élevé leur puissance. Cependant, il serait moins difficile de convertir, de fixer et de civiliser des sauvages idolâtres et ignorants, que d'obtenir les mêmes résultats de barbares fanatiques par conviction et nomades par goût. " (Mémoire au Maréchal Soult, P. 108.)
Bien entendu, le projet n'a pas eu de suite.
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Développement d'une ville, Sétif, et naissance d'une vaste exploitation agricole, la Compagnie genevoise. En cette moitié du XIXe siècle, Genève est l'une des places financières les plus prospères d'Europe où les banquiers accaparent les marchés du monde entier. Les capitaux abondent et la main-d'œuvre ne manque pas en Suisse. C'est, en grande partie, aux capitaux suisses que les Etats-Unis ont dû d'être " colonisés ".
Le 15 février 1852, deux banquiers genevois, Paul-Elisée Lullin et François-Auguste Sautter de Beauregard, écrivent au maréchal de Saint - Arnaud, ministre de la Guerre
"On se préoccupe généralement ici de la convenance qu'il y aurait à trouver par l'émigration des moyens d'existence à une partie de la jeune et active population suisse. Le trop-plein de cette population ne peut actuellement, en restant chez elle, arriver à une position aisée ; elle se trouve ainsi forcément placée dans un état de malaise et de souffrance par lequel, dans un moment donné, elle pourrait être entraînée à dépenser, en manifestations politiques, une force et une énergie qu'elle ne sait où employer utilement.
Plusieurs personnes honorables de ce pays s'en sont entretenues avec nous et après avoir étudié cette question, nous sommes tombés d'accord qu'une émigration aussi considérable que celle dont on sent le besoin peut être individuelle et isolée ; que pour réussir elle devrait obtenir une concession étendue de terres fertiles et salubres sur lesquelles on put grouper les colons, qui, réunis ainsi à leurs compatriotes, éviteraient plus facilement le découragement et le mal du pays.
Nous avons pensé, Monsieur le Ministre, que le gouvernement français serait peut-être disposé à une colonisation de ce genre en Algérie et, en conséquence, nous prenons la liberté de vous faire cette ouverture, en vous priant de vouloir bien nous faire connaître si vous trouveriez en effet convenance à consacrer un vaste territoire salubre fertile et non exposé aux attaques des Arabes, à une colonisation de ce genre à la tête de laquelle nous sommes disposés placer en Suisse, et qui nous paraît être une oeuvre essentiellement utile. "
Pour finir, les deux banquiers demandent une concession de 500.000 hectares (17 fois la surface du canton de Genève) ainsi que " la propriété absolue, unique et exclusive des forêts, mines, cours d'eau et généralement de tout le sol de la concession. "
Lorsque les Français s'installèrent sur le site de l'ancienne Sétifis, l'antique cité avait disparu, il n'en subsistait que des ruines, comme en témoigne cette gravure, datant de 1839, représentant l'emplacement où fut construite la première église catholique, appelée à être transférée plus tard au culte protestant
Un tel projet, plus ambitieux encore que celui de Xavier Stockmar en 1840, ne pouvant être accepté, les banquiers, tout en poursuivant leurs démarches, font procéder à des recherches, des enquêtes et fixent leur choix sur Sétif et sa région.
Par des documents officiels et des ouvrages publiés sous les auspices du ministère de la Guerre, elle sait que :
- Sétif est l'ancienne Sitiphis (sic), qui devint la capitale de la Mauritanie sitifienne. C'est aujourd'hui le chef-lieu d'une des quatre subdivisions militaires de la province de Constantine.
- Sétif est dans la zone de l'Algérie connue sous le nom de Tell. Cette situation géographique, jointe à l'admirable salubrité de son climat, explique le rang que cette localité a occupé sous la domination romaine et qu'elle paraît destinée à ressaisir... elle a toujours un grand renom pour son agriculture.
- La population urbaine de Sétif au 31 décembre 1849 était de 646 Européens dont 19 Suisses ; la population indigène de 436 individus. Total : 1 082. Quant à la population agricole répandue autour de la ville, elle était, à la même date, de 727 individus dont 478 hommes 171 femmes et 78 enfants. Enfin, dans l'année 1849, il est venu 120 000 Arabes au marché de Sétif qui a lieu tous les dimanches.
- De 1841 à 1849, on a construit à Sétif un fort, contenant un pavillon pour officiers avec accessoires, des casernes pour 2 200 hommes et des écuries pour 300 chevaux ; un hôpital pour 830 malades ; une manutention des vivres avec 4 fours, un abattoir, un magasin à poudre et un parc aux fourrages.
- On a construit en outre dans la ville, de 1845 à 1849, des conduites d'eau ou aqueducs d'une longueur de 2 760 mètres et 380 mètres d'égouts ; 7 fontaines ou bornes-fontaines, 2 lavoirs, 2 abreuvoirs et 1 fondouk ou bazar. II a été empierré 700 mètres de grande voirie et 300 de petite voirie. Enfin, il a été construit une église (1), une mosquée, un bureau arabe (2) où se trouvent une bibliothèque et un hôtel du Trésor et des Postes.
- Une pépinière de 9 hectares a été établie près de la ville.
- II y a 4 tuileries et briqueteries et 4 moulins à farine construits sur le ruisseau du Bou Sellam.
- Autour de Sétif 4 villages sont en voie de formation : Lanasser, Kalfoun, Mezloug et Fermatou.
- Enfin, par décret impérial du 26 avril 1853, il est accordé une concession de 20 000 hectares aux conditions suivantes :
Art 2. - 10 000 hectares sont dès à présent réservés aux concessionnaires sur les 22 000 environ :
Ne sont pas compris dans ces 10000 hectares
- les réserves militaires ;
- les terrains concédés à la Ville de Sétif ;
- les villages arabes de Aïn Lochechia, et d'Oued Tinar avec leur territoire ;
- les 10000 hectares complémentaires seront désignés ultérieurement, autant que possible attenants aux premiers.
" Art. 3. - La superficie des terrains sera partagée en sections de 2 000 hectares d'un seul tenant dont les concessionnaires seront successivement mis en possession. Chacune de ces zones est destinée à la création d'un village de 50 feux, composé de cultivateurs européens.
" Art. 4. - Les concessionnaires construiront à leurs frais dans chaque village 50 maisons en maçonnerie, couvertes de tuiles ou en voûte maçonnée en terrasse. Chaque maison devra être composée d'au moins 3 pièces propres à un logement d'agriculteur et de sa famille.
Art. 5. - Les concessionnaires ne pourront point bénéficier sur la construction des villages ; ils traiteront à forfait avec un ou plusieurs entrepreneurs pour chaque groupe de 50 maisons ; puis ils remettront à chaque famille une de ces maisons à un prix équivalent à la cinquantième partie du coût de la construction du village. Toutefois, il ne pourra être exigé du colon, pour prix de cette maison, une somme supérieure à 2 500 F.
Art. 6. - Le gouvernement se charge de tous les travaux d'utilité publique, notamment de la construction dans chaque village des fontaines qui seront nécessaires aux habitants et à leurs bestiaux, de l'aménagement des eaux pluviales et des eaux insalubres avoisinant le village, de l'ouverture et de l'entretien des principales voies de communication ; enfin des ouvrages qu'il jugera nécessaires à la défense des villages. "
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Les huit bénéficiaires de cette concession sont désignés avec leurs titres et fonctions. Ils seront remplacés en septembre 1853 par une société anonyme : " La Compagnie genevoise des colonies suisses de Sétif ", avec, comme actionnaires principaux et privilégiés lesdits bénéficiaires.
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Premières réalisations de la Compagnie genevoise. - Le premier village construit est Aïn Arnat, à 9 km de Sétif sur la route de Bordj Bou Arréridj, dans le voisinage de ruines romaines assez importantes qui semblaient recommander cet emplacement à l'attention des colonisateurs. Les maisons ont été bâties en moins de six mois alors que le décret accordait un délai de deux ans. Le lotissement des parcelles est loin d'être achevé. En effet, le lot de chaque colon prévoit 20 hectares de terres répartis en 20 ares de jardins, 1 hectare 80 ares en prairies naturelles, 6 hectares de champs de première qualité et 12 hectares de champs de deuxième qualité. Le 31 octobre 1853, les 86 premiers immigrants accompagnés d'un inspecteur de la compagnie, M. Gossen, arrivent à Aïn Arnat. Ils ont quitté Genève les 17 et 18 octobre. Ils sont tous vaudois.
La compagnie comprend dans ce nombre neuf employés destinés à son domaine d'El Bez dont 679 hectares ont été choisis par elle aux portes même de Sétif, sur l'emplacement où l'administration militaire avait prévu d'élever un haras. Les arrivées se succéderont alors les 8 novembre, 23 novembre 1853, 7 janvier, 29 janvier, 14 février puis cinq autres jusqu'au 28 mars 1854. Le 13 juin 1854, la compagnie déclarera
- Aïn Arnat : 388 âmes;
- Bouhira (3) : 6 âmes;
- ouvriers: 187 âmes.
La compagnie a en effet entrepris la construction de quatre autres villages: Bouhira, Aïn Messaoud, Mahouan et El Ouricia.
A ce point il est intéressant de savoir quelles conditions la compagnie avait mise pour devenir colon. Elle a le choix des colons et le droit de refuser ceux sur lesquels elle n'aurait pas eu de renseignements suffisants ou de mauvais renseignements. Le postulant colon doit verser 1 000 F comme acompte avec possibilité de se libérer des 1 500 F restant par paiements annuels de 100 F avec intérêts de 5 % l'an. D'autre part, le décret prévoit que ne peuvent être acceptés que des individus majeurs pouvant verser à Genève, avant leur départ, 2 000 F qui leur seront restitués par le gouvernement français entre les mains duquel ils auront été déposés, à raison de : 1 .000 F à leur arrivée à Sétif, 500 F six mois après et 500 F à la fin de la première année.
La compagnie, profitant du fait que le décret ne prévoit pas que les acquéreurs doivent occuper leurs maisons dans l'un des villages, tourne la difficulté en prévoyant que l'acquéreur peut envoyer un représentant, un métayer ou un fermier. Bien plus elle prévoit qu'une commune peut acquérir un lot dans l'un des villages de Sétif. Cette mesure, dit-elle, présente un très grand avantage pour les communes en leur permettant de procurer ainsi une existence aisée aux familles pauvres, mais laborieuses, dont elles sont chargées, tout en faisant en réalité un sacrifice bien moins considérable que celui qui est représenté par des secours annuels. Ainsi donc, pour ces communes (suisses, bien entendu) l'affaire est plus que rentable : elles se séparent de ceux auxquels elles versent des secours, et font une opération lucrative en diminuant leurs dépenses et en accroissant leurs ressources.
Ainsi, pour Aïn Amat, sur les 50 lots, 11 sont à un seul propriétaire, 6 sont à un autre et 7 sont colons avec hypothèques au bénéfice de tiers. Dans certains lots on verra, dans des maisons de 3 pièces, s'entasser 11, 15, 17, et même 19 personnes.
Au train où ont été les travaux de construction d'Aïn Arnat, l'Administration n'a pu suivre et la voirie n'est pas achevée ; l'école, le presbytère ne sont pas construits. Les plans du temple protestant ne sont pas arrêtés (4).
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L'odyssée des premiers colons d'Aïn Arnat. - Henry Dunant, le futur fondateur de la Croix Rouge, membre de l'aristocratie genevoise et qui était en apprentissage de banque chez les financiers Lullin et Sautter, part pour l'Algérie le 1er septembre 1853 et rentre à Genève le 28 octobre 1853, avant donc l'arrivée du premier convoi.
Il écrit un article dans le Journal de Genève du 3 novembre 1853 où il dépeint à ses lecteurs un pays prospère, sain, fertile, où règne la sécurité, avec une main-d'œuvre arabe bon marché et les autorités françaises attentives au bien-être des colons. II écrit un nouvel article dans le Journal de Genève du 22 janvier 1854 où il reprend les termes d'une lettre que vient de lui adresser " un jeune commerçant wurtembergeois, M. Henry Nick, établi à Sétif " et dont il a fait la connaissance dans cette ville. Tout est idyllique à Aïn Arnat, tant dans les activités que dans l'existence des premiers colons.
Ceux-ci, pour s'en tenir au premier voyage, sont partis de Genève les 17 et 18 octobre 1853. Avant leur départ, ils ont demandé la célébration d'un culte et c'est le pasteur Barde qui a officié. Certains sont déjà partis à pied pour Lyon. Le convoi s'ébranle en diligences et chariots. A Lyon c'est l'embarquement sur le Rhône que l'on descend jusqu'à Avignon et l'on reprend, jusqu'à Marseille, des chariots et des diligences. A Marseille, certains vont loger à l'auberge Benet, d'autres vont à l'hôtel, d'autres dormant à la belle étoile. Chacun agit selon ses moyens, car le voyage n'est gratuit que pour la traversée de la mer, l'Etat français le prenant à sa charge. Le dimanche 23 octobre on quitte Marseille. Dès la sortie du port la mer est fort agitée et elle va en se gonflant. Les domestiques sont dans les cales et les autres passagers sont répartis dans des cabines, hommes d'un côté, femmes et enfants de l'autre. Beaucoup sont malades, il faut s'en occuper, les laver, les aider. Le bateau se dirige vers la Corse pour y trouver refuge en cas de besoin tant la tempête fait rage. Mais, la mer se calmant, on se dirige de nouveau vers l'Afrique.
Le mardi 25 octobre, par un beau temps, clair, lumineux on voit les côtes se profiler à l'horizon et l'on débarque à Stora, près de Philippeville. Le débarquement se fait au milieu d'un grand mouvement. On est accueilli par les autorités, par le pasteur de Philippeville, M. Curie et par le directeur de la compagnie à Sétif, M. le baron Aymon de Gingins La Sarraz. Tant bien que mal on essaie de retrouver et de regrouper ses affaires, ses caisses, les enfants, les hardes ; mais l'armée garantit que le nécessaire sera fait pour tout récupérer. On va à l'" Asile " où il n'y a que 30 lits et où des paillasses doivent être installées.
Le mercredi 26, au matin, le convoi s'organise : ce sont des chariots bâchés de l'armée, tirés par des mulets. On s'y installe avec des paillasses " couvertes " et quelques bagages. Les gros colis, paquets, malles et autres sont arrangés sur des prolonges d'artillerie. Leur transport sera sans doute plus long. Des soldats sont là pour guider les attelages et aussi pour aider. II y a enfin une escorte. On passe la nuit à El Arrouch, au poste militaire où des soupes chaudes sont servies avec du gros pain, de la bière et de l'eau.
Le 27 octobre, une nouvelle étape conduit à Constantine. Le campement y est plus important. Et le lendemain on est impressionné par l'importance des gorges et leur profondeur, car les casernes n'en sont pas loin. Les uns couchent sous des tentes, d'autres dans une salle de la caserne, d'autres enfin préfèrent rester dans les chariots pour mieux veiller à leurs affaires ou à celles de leurs maîtres. On a déjà senti la différence de température avec celle du littoral mais il paraît que là où l'on va ce sera encore plus haut : près de 1 100 mètres d'altitude !
Le vendredi 28, on part vers Mila. Le voyage est pénible ; il est même souvent impressionnant car on est dans un relief accidenté avec des sentes qui longent des ravins ; en certains endroits les forêts sont profondes, sombres, mystérieuses. C'est parfois angoissant lorsqu'on entend le rugissement d'un lion, des " rires " de hyènes, des hurlements de chacals et autres animaux. Le froid se fait vif à certaines hauteurs, le vent est parfois violent et on s'abrite comme on peut sous les bâches que des ondées traversent malgré tout. On repart de Mila le samedi 29 pour Djemila. On y voit quelques ruines romaines, surtout celles d'un grand arc qui avait paraît-il, été fort remarqué par le duc d'Orléans. Après une nuit à Djemila, on passe devant le petit cimetière où sont enterrés des militaires français qui ont été tués dans la nuit du 15 au 16 décembre 1838. Ils faisaient partie du 3e Chasseurs d'Afrique. (Tout cela ce sont nos militaires qui nous le racontent.) Nous partons donc pour Sétif. On aperçoit des masses imposantes de montagnes : les Babor !
On arrive à Sétif le dimanche soir, en entrant dans la citadelle par la porte de Djemila (5).
Le 31 octobre 1853, le grand jour est arrivé. On quitte Sétif en sortant de la citadelle par la porte Napoléon. On longe quelques maisons dont l'hôtel du Trésor et de la Poste, puis on tourne à droite. On passe devant une placette que borde l'église et l'on débouche sur une grande place où il y a une grande fontaine qui semble donner beaucoup d'eau. Sur la droite il y a un bâtiment à arcades qui est le bureau des Affaires indigènes. Sur la gauche s'élève une belle mosquée que le Génie a construite il y a seulement dix ans... Ils nous en donnent des informations nos braves militaires ! On franchit les remparts par la porte d'Alger, à double voûte. La " route " est bordée d'arbres plantés récemment et, sur la droite il y a les " allées d'Orléans ". II y a encore de nombreuses ruines romaines bien qu'on en ait, paraît-il, beaucoup utilisé pour construire la ville, la citadelle, les remparts. Après, la végétation est peu abondante. Les arbres sont bien maigrichons. On longe pourtant quelques jardins cultivés. Ce qui frappe c'est qu'il n'y a pratiquement pas d'arbres, rien vraiment pour arrêter la vue. On descend vers un cours d'eau, l'Oued Bou Sellam, que l'on franchit sur une passerelle construite par le Génie. La route remonte alors et peu après aboutit à une ferme avec un bâtiment et des hangars, c'est El Bez, la ferme de la compagnie, où s'arrêtent les ouvriers. On se dit au revoir et le convoi reprend son chemin, continuant à grimper la côte qui est assez raide et tortueuse, jusqu'à une hauteur d'où l'on peut voir le panorama de la grande plaine qui s'étend au loin. Au nord il y a les montagnes du Mégris et de I'Anini, au sud, la plaine est barrée par le Bou Thaleb et d'autres chaînes du Hodna. Face au convoi, à l'ouest, on distingue les monts de Medjana.
Les nuages ont fui. Le ciel est bleu, intensément, avec un soleil radieux qui ne réchauffe pourtant pas l'air bien frais mais si pur.
Enfin, après un trajet que l'attente rend plus long, tout droit à travers la plaine, c'est " le village " !
L 'Installation des colons à Aïn Arnat. - Les maisons sont basses, petites, rangées le long de sentiers cahoteux, inégaux, boueux par endroits ; la délimitation des " jardins " est , pour certaines, faite de barrières en bois, qui, sans doute, ne dureront pas bien longtemps ; des maisons sont encore inachevées : l'aspect de chantier est partout. Un poteau près de l'entrée porte un carton avec un numéro qui permet de trouver son lot. II va donc falloir savoir où l'on est. Comme on est arrivé par l'est, on se dirige vers une grande place où une fontaine orientée vers le nord, coule doucement. Une autre au sud est plus abondante. Les fourgons se rangent. Le directeur est là pour aider à trouver des lots. On est bien secondé par les militaires qu'on a appris à bien connaître et auxquels on s'est attaché depuis le début du voyage. Ils déchargent, ils transportent aussi. Mais les bagages qui sont sur les prolonges n'arriveront que plus tard. On entre dans les maisons par une porte qui ouvre sur une pièce où est une grande cheminée. De chaque côté, une porte communique avec une pièce éclairée sur le devant par une fenêtre et sur l'arrière par un vasistas. Au fond de la pièce centrale, une porte donne sur un grand terrain où l'on voit, au fond, quelques planches montées à la hâte pour clôturer le " lieu d'aisances ". Du bois a été rangé près de la maison : on pourra ainsi se réchauffer et chasser cette humidité qui prend à la gorge et qui transperce. Le toit est apparent, il n'y a pas de plafond et il est curieux qu'aucune fenêtre n'ait été prévue dans la pièce centrale. La superficie totale est de 60 mètres carrés ! Pour ce soir, il faut s'occuper, avec les militaires installés au village, pour obtenir des paillasses et de la nourriture. On se renseigne aussi pour savoir où il y aura des ouvriers pour fabriquer le mobilier de première nécessité.
Les convois qui arriveront ensuite seront mieux lotis, sans doute, car il y aura des compatriotes pour les accueillir, qui auront déjà résolu bien des problèmes. Mais pour tous il faudra force, courage et volonté. Malgré la fatigue, on se réunit sur cette grande place, sous la voûte du ciel qui sera le nôtre désormais, pour prier Dieu et Le remercier de nous avoir protégés tout au long de ce voyage.
Les contacts avec les Arabes se font bien vite. Ils commencent par les enfants qui arrivent d'une mechta installée plus au nord, de l'autre côté de la route. Le difficile est de se comprendre. Mais avec force gestes on y parvient quand même. C'est ainsi qu'on apprend qu'ils appellent tous ceux qui ne sont pas de leur race des "Roumis " - les Romains ont-ils donc ainsi marqué ce pays pour qu'on y fasse encore référence ? - Mais nous, les colons, on nous appelle des " Souissi " (c'est ainsi du reste que seront toujours appelés les protestants).
Pour Noël on se réunit. II n'y a pas encore de pasteur et c'est M. Ducraux, le régent (instituteur) qui lit un passage de la Bible, celui de la Nativité bien sûr, puis la liturgie et un commentaire. Cette organisation avait été prévue lors du passage du pasteur Curie, le 18 décembre. Ce sera sans doute lui, d'ailleurs, qui va devenir le premier pasteur de notre communauté. Mais Noël étant un dimanche, on a dû aller au marché arabe à Sétif et ne faire le service religieux que l'après-midi dans la salle d'une maison encore inoccupée, car il n'y a pas de temple. Quel froid !
Pour l'école, il a fallu faire de même. II y a deux classes et le régent prend l'une le matin et l'autre l'après-midi. II a bien fallu que la compagnie fasse faire quelques bancs et quelques tables. Quant au chauffage, heureusement qu'un brave soldat a procuré un petit poêle pour ne pas laisser les enfants se geler. La compagnie a fait des difficultés, paraît-il, car elle dit que ce matériel est à la charge de l'Etat et non à la sienne. Néanmoins, les choses semblent bien aller. Tout s'organise. La compagnie a demandé qu'un maire soit désigné pour s'occuper des choses qui intéressent l'ensemble des colons. Le choix s'est porté sur Henry-Frédérik Viande, qui a déjà exercé ces fonctions en Suisse, à Bussy.
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Les colons décimés par la maladie. - La situation est ainsi favorable pour donner en Suisse une publicité et Henry Dunant organise une tournée de propagande et de recrutement dans le canton de Vaud. Du 28 mars au 11 avril 1854 il parcourt les divers districts du canton pour y recruter les futurs agents d'émigration de la compagnie. II doit agir avec doigté car les autorités cantonales veulent freiner le courant d'émigration alors que certaines communes veulent se débarrasser des familles pauvres. II trouve ainsi des agents à Nyon, Morges, Lausanne, Moudon, Lavaux, Payerne, Avenches D'Orbe, Yverdon et même hors du canton à Neuchâtel et Morat. II décide de retourner à Sétif et la compagnie lui confie la tenue provisoire de la comptabilité et certaines missions. La compagnie lui obtient le passage gratuit et il arrive à Sétif à la fin de mai 1854. II y restera plus de trois mois, jusqu'à mi-septembre. Son séjour est probablement écourté par la terrible épidémie de choléra et de typhoïde qui frappe la colonie suisse. Depuis le samedi 20 mai, il y a une succession d'orages et de pluies torrentielles qui gênent les transports, qui abîment les constructions, qui bloquent tous les travaux des champs. Même les entrepreneurs demandent de repousser les délais dans leurs chantiers d'Ain Messaoud et de Bouhira. Le génie a dû arrêter ses travaux.
Pendant son séjour Henry Dunant a reçu mission d'aller faire enregistrer au bureau de Constantine les hypothèques sur Aïn Arnat.
A partir de juillet la maladie commence à faire ses ravages. Chaque jour il y a des morts. On a commencé à transporter les malades à l'hôpital de Sétif. Mais bien vite cela s'avère difficile et une antenne médicale est installée au village. La chaleur s'est mise de la partie, éprouvante, dure à supporter dans ces vêtements mal adaptés à un tel climat. Un soleil de plomb, un vent brûlant venu du désert. On est en sueur et il suffit de se mettre à l'ombre d'un mur pour attraper un chaud et froid. Certains se laissent aller à étancher leur soif en buvant du vin ou de la bière ; d'autres ne prennent même plus la peine de se laver et restent dans une saleté repoussante. On distribue des conseils d'hygiène qui ont été publiés par le ministère de la Guerre. II paraît que les Arabes tombent comme des mouches. La maladie continue à faire des ravages. Malgré cela on célébrera la fête du 15 août à Sétif, salves d'artillerie, revue des troupes sur le champ de manœuvre, défilé devant le général et son état-major aux cris de " Vive l'Empereur ! ". Le soir il y aura un bal champêtre dans la promenade du duc d'Orléans. Au village, la petite garnison a défilé, mais il n'y a pas eu de bal car il y a trop de deuils. Certaines familles sont pratiquement décimées : 7 morts sur 11 chez les Sergy, 4 sur 7 chez les Delessert, 8 sur 14 chez les Favre, 10 sur 11 chez les Burnens...
Beaucoup se découragent, certains décident de rentrer en Suisse, d'autres se placent comme domestiques dans des fermes de la région, des enfants sont placés comme gardiens de troupeaux, d'autres sont envoyés à l'orphelinat de Dély Ibrahim car ils n'ont plus de parents ; des épouses vont travailler à Sétif comme couturières ou femmes de ménage. C'est une catastrophe.
Pour se justifier, la compagnie fait des rapports accablants sur les malheureux colons faisant tomber sur eux la responsabilité du fléau dont ils sont victimes. Elle omet de rapporter que la mort frappe partout et qu'à El Ouricia, par exemple, tous les travaux sont arrêtés car les ouvriers kabyles, frappés de terreur, ont fui et sont repartis vers leurs montagnes.
Henry Dunant a vanté les vertus d'un remède du pasteur Curie qui est venu se dévouer à A'in Arnat avant même le début de l'épidémie
" Un litre de cognac très spiritueux, du camphre gros comme un œuf, deux fortes pincées de bourrache (avec fleurs), une forte pincée d'aigremoine une pincée de sauge et de camomille. Mêler ensemble, boucher, laisser infuser pendant quarante-huit heures à froid, passer au tamis, mettre dans une bouteille bien bouchée. On fait boire plein un verre de cabaret, une seule dose doit arrêter les nausées et remettre le malade à flot. "
Son succès a été tel que les autorités en ont ordonné l'instruction dans l'hôpital de la ville. Mais la mort avait fauché plus de 90 personnes ! (6)
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Changement de politique, les colons savoisiens. - Devant la situation que ces tragiques circonstances imposaient, la compagnie reprit les lots abandonnés ou défaillants et créa un omnium, composé des principaux actionnaires, qui pouvait ainsi acquérir les différents lots non vendus. II suffisait de trouver des prête-noms auxquels, par précaution, on faisait signer une contre-lettre. C'est ainsi que pour Aïn Messaoud les 50 lots appartenaient à deux colons !
Henry Dunant repart pour l'Algérie le 1er mars 1855 en compagnie de son frère Daniel. Quelques amis genevois lui remettent alors la gestion d'un certain nombre de lots qu'ils possèdent (les Demole, Necker et d'Hauteville). La famille de Gingins La Sarraz a, elle aussi, acquis des lots : en 1854 elle en possédait déjà 10 sur 50 à Bouhira.
La mission de Dunant n'est pas simple car les autorités militaires viennent de découvrir que pour 1854 certains lots ont été affermés de 600 à 700 F, ce qui ôte aux fermiers toutes chances de réussir. Les propriétaires doivent alors reconnaître qu'ils ont exagéré et exonèrent leurs fermiers pour l'année écoulée. Par la suite les prix de location sont " ramenés " entre 280 et 300 F, ce qui reste encore très excessif.
Henry Dunant trouve ainsi une colonie en pleine crise. Sa première impression est déplorable. En quelques mois les Suisses se sont aliénés les indigènes avec lesquels ils sont en conflit pour la délimitation des zones de pâturage. Mais qui a mal délimité ces zones ?
Le temple protestant d'Aïn Arnat
(Dessin de R.Fery, d'après une photographie.)
Comme il l'écrit au comte Sautter de Beauregard, l'état moral de la population d'Aïn Arnat lui paraît ce qu'il y a de pire à Sétif : des gens découragés, parfois affamés, des familles décimées, un régent ivrogne (ce n'est plus M. Ducraux, qui est parti) que le pasteur doit chasser, un début de prostitution favorisée par la misère et la garnison toute proche, tout cela donne une image d'un village à la dérive.
Très attachée à établir à Sétif une colonisation suisse et protestante, la compagnie est bien obligée de se rendre à l'évidence : le recrutement ne donne plus de résultat en Suisse, où une campagne de presse se déchaîne contre elle. Elle décide alors :
1. De ne plus apparaître comme une compagnie de seuls capitaux suisses et elle fait entrer au conseil d'administration deux banquiers lyonnais avec lesquels ses intérêts sont déjà très liés (Crédit Lyonnais, Chemins de Fer, etc.).
2. De faire procéder à un recrutement intensif chez les Savoisiens (la Savoie n'appartient pas, alors à la France) et en Bourgogne. Le recrutement donnant de bons résultats, on pense d'abord installer ces nouveaux colons à El Ouricia, mais à leur arrivée on les dirige vers Mahouan. Dans ce village au peuplement catholique, un premier convoi arrive en octobre 1855 (embarquement à Marseille le 8 octobre). Ce sont ainsi 112 Savoisiens et quelques Français de la Côte-d'Or qui s'installent dans ce village. Un prêtre arrive : l'abbé Gatheron. L'église n'est pas encore construite et, chaque soir, les prières sont dites dans la salle d'une maison. Trois religieuses de la doctrine chrétienne viennent également s'occuper des familles, animent un centre de soins.
La compagnie étend les surfaces qu'elle occupe par les nouvelles concessions qui lui sont attribuées au fur et à mesure de la construction des villages. Même lorsque ceux-ci ne sont pas achevés - et c'est pourquoi elle les entame tous - elle adresse des demandes insistantes au ministre de la Guerre, au prince Napoléon (cousin de l'Empereur, président du Conseil supérieur de l'Algérie et des Colonies) au gouverneur général... Les villages ainsi entamés sont Somerah, Aïn Trick, Aïn Mahla, El Hassi et Aïn Mouss. Elle veut faire valoir les efforts considérables qu'elle consent. et la nécessité de recevoir ses terres pour se procurer des ressources indispensables. Et pourtant, on voit bien que nombre de lots sont, en fait, remis par la compagnie à des Arabes, en location. Ceux-là même qui les cultivaient, à leur manière bien sûr, devront acquitter leur location à la compagnie à un prix bien supérieur. L'Etat s'est ainsi privé de ressources que la compagnie, qui a pris ses lieu et place, en retire plus avantageusement. Dans ses demandes elle plaide désormais pour la grande propriété
" La compagnie rendrait un véritable service à l' Algérie si elle créait sur les 80 000 hectares qui nous sont promis de vastes fermes, y élevait des constructions importantes et ne constituant pas de petits propriétaires trop prompts à se décourager et d'ailleurs trop rares, Offrait sur ses terres un salaire assuré aux Européens qui ayant le désir d'émigrer, ne posséderaient pas les 3 000 F indispensables. " (Lettre de M.Sautter de Beauregard à S.E. le maréchal comte Vaillant, ministre de la Guerre - le 9 décembre 1854.)
Où en est donc l'engagement initial et essentiel de peuplement ? Oublie-t-elle que les 80 000 hectares dont elle parle n'auraient pu lui être concédés que si, à la fin de 1854, cinq villages avaient été entièrement construits et peuplés ?
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Des différends opposent la Compagnie genevoise et le gouvernement français. - En août 1855, la compagnie émet une demande plus modeste de 8 000 hectares pour y appliquer le système des " grandes fermes " : ... Refus.
En 1856, demande de 46 000 hectares à charge d'organiser un service de caravanes entre Constantine et le Soudan : ... même échec.
En 1857, elle revient à la proposition du système de 1853. Elle propose, en plus de construire et peupler dix villages de quarante feux entre Sétif et Constantine et demande en rétribution 14275 hectares, soit près de 1 500 hectares par village au lieu des 800 de la concession de 1853
... Nouveau refus.
Elle revient à la charge et menace de se retirer. De guerre lasse, le maréchal Randon propose, en restant dans les limites de la concession d'origine, d'accorder des facilités à la compagnie pour rétablir l'équilibre entre ses dépenses et ses recettes.
A Paris, au conseil présidé par le prince Napoléon, un rapport est fait pour démontrer à quel point les comptes de la compagnie sont faussés. Elle a, en effet, dans ses statuts, prévu d'attribuer
- des actions financières (6000 de 500 F) dites de capital ;
- des actions de jouissance en même nombre que les précédentes ;
- des actions de jouissance de même nombre, mais seulement attribuées aux concessionnaires d'origine.
Comme il est prévu que les actions financières qui rapportent un intérêt de 5 % l'an seront remboursées par tirage au sort chaque année à 625 F, il reste évident que les huit concessionnaires initiaux entendent se réserver la majorité absolue pour la marche de la compagnie.
Ainsi donc les actionnaires fondateurs dont le capital aurait été ainsi intégralement remboursé resteraient toujours actionnaires et percevraient des dividendes sur une mise de fonds qui n'existerait plus ! Ainsi, la compagnie se prive délibérément de fonds propres indispensables à la marche de l'entreprise et aux investissements.
Pourtant, le 24 avril 1858, l'Empereur prend une décision par laquelle la compagnie est dispensée
- de construire le dernier et dixième village ; - d'achever le peuplement des neuf villages qu'elle avait bâtis.
Elle avait édifié 450 maisons en mortier de terre (au lieu de 500 en maçonnerie). Elle y avait installé 130 familles (au lieu de 500). On lui accordait 12 340 hectares en la dispensant d'exécuter ses engagements (au lieu de 8 000 qui lui étaient promis à condition de les remplir).
Voici la compagnie libre vis-à-vis de l'Etat. Elle ne désespère pas et demande encore 7 000 hectares à acheter à 20 F l'hectare (soit dix fois moins que la valeur réelle) des deux azels de Guellal et du Hammam, formés en grande partie de prairies et de terres de premier choix.
Le gouverneur général, dans son rapport au prince Napoléon du 19 décembre 1858, déclare : " La Compagnie genevoise n'a ni bien bâti, ni bien peuplé, ni bien cultivé. On l'a traitée comme si elle avait fait tout cela de la manière la plus remarquable. On ne pourrait pousser la libéralité plus loin sans froisser à la fois les principes d'une bonne justice et les véritables intérêts du pays. "
La compagnie se console et décide de renoncer peu à peu aux cultures européennes, à faire cultiver par des métayers indigènes toutes les terres pour lesquelles elle pourra trouver des Arabes. Agissant ainsi elle estime suivre l'exemple des Anglais dans leurs colonies.
Tels furent les résultats de cette grande entreprise, la plus importante qui eût été conduite jusque-là et qui, de ce fait, a bénéficié d'une mansuétude particulière. Sa ruine, en effet, ou son échec auraient pu décourager les autres entreprises et les investissements de capitaux en Algérie. II est évident que la compagnie s'était trompée dans ses calculs par les exagérations du rendement de la terre. Elle se référait aux informations données par Pline qui assurait qu'on avait vu des souches de froment qui avaient 80 et même 120 chaumes provenus de la même semence, ce qui se rapproche de l'exemple merveilleux de ce blé envoyé à Néron et dont un seul grain avait fourni 340 tiges.., On en était certes fort loin !
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Echec de la colonisation de peuplement. - Au cours de la période 1858 à 1956 (date de son " expropriation " au profit de la C.A.P. E..R (7), expropriation largement indemnisée). La compagnie mène une politique commerciale. En travaillant si âprement pour elle-même, sert-elle, en même temps, la collectivité ? Dans une faible mesure seulement. Ses intérêts particuliers se sont toujours trouvés en opposition avec l'intérêt général.
D'abord, elle décide de réaliser les créances hypothécaires qu'elle consenties aux petits colons et les menace d'une expropriation générale dont le résultat serait de récupérer 5 000 à 6 000 hectares et 300 maisons. C'était tuer la colonisation déjà si compromise. Elle inspire alors une pétition des colons qui supplient l'Empereur d'accepter les offres de la compagnie qui demande pour abandonner les poursuites, une concession de 20000 hectares dans la plaine du Hodna pour y créer une exploitation moutonnière. L'Etat, lassé des abandons déjà consentis, refuse.
Par suite des reprises sur ses débiteurs la compagnie fait alors passer son domaine de 12340 hectares en 1858 à 14518 hectares en 1861 Elle liquide matériel et cheptel et fait appel aux fermiers ou métayers. Ses revenus suivent alors une courbe ascendante.
Mais, dès 1862, le sous-préfet de Sétif écrit :
" Le vide européen s'est fait sur l'immense domaine de la Compagnie genevoise qui n'exploite plus par elle-même et ne constituera désormais qu'une caisse de recouvrement ouverte à Sétif pour le compte des actionnaires de Genève. "
En 1858, la compagnie avait dirigé vers l'Algérie, d'après ses statistiques, 2 956 émigrants. En 1930, ils n'étaient plus qu'une centaine. Par contre, les Arabes sont revenus à titre de locataires sur les terres de la compagnie qu'ils exploitaient auparavant comme locataires de l'Etat à des conditions bien plus avantageuses.
Si les revenus sont passés de 321920 F en 1870 à 13369000 F 1929, la population européenne est passée pendant le même temps de 428 à 120 et la population indigène de 2917 à 3700.
Non contente de recourir aux mesures expliquées plus haut, la compagnie use, pour agrandir encore son territoire et augmenter ses revenus, de procédés qu'elle prétend légaux mais qui n'en ont que la trompeuse apparence, De 1863 à 1916 se déroule la douloureuse " affaire des terrains de parcours " qui donne lieu à de retentissants procès qui firent peser un vrai malaise sur la région sétifienne. Devant la carence de l'Etat, des communes vont contre la compagnie, mais elles succombent bientôt.
Si la compagnie a failli dans la tâche essentielle pour laquelle elle a été constituée, elle a, par contre, comme entreprise agricole, réalisé une oeuvre économique pour laquelle il convient de reconnaître ses mérites. La formule qu'elle adopte principalement est celle du métayage aux 2/5. La compagnie n'offre que son capital-terre. Le métayer fournit son travail et le matériel d'exploitation. Le partage des produits se fait à raison de 40 % pour la compagnie et 60 % pour le métayer. Mais le mode d'exploitation est strictement réglementé par la compagnie et aucune initiative n'est laissée au métayer. Cela n'est d'ailleurs pas une mauvaise chose car la compagnie a pu déterminer les modes de culture les plus appropriés au milieu et au sol.
Pour l'agriculture sétifienne elle aura été une excellente école. II faut signaler, ici, l'action réalisée par M. Gottlieb Ryf, directeur de la compagnie à Sétif, qui fut un véritable novateur en appliquant dès 1898 sur les hauts plateaux le " Dry Farming " qu'il avait découvert lors d'un voyage d'études aux Etats-Unis. Par ce système, la compagnie qui avait des rendements de 5 à 6 quintaux à l'hectare, atteignit 14 à 15 quintaux en 1918 (année exceptionnelle, il est vrai), mais la moyenne ressort à 9 quintaux pour le blé et à 10 quintaux pour l'orge.
Ces résultats économiques, s'ils sont satisfaisants, le sont d'abord pour la compagnie qui n'a aucun frais à engager. Par contre, le mode d'exploitation qu'elle impose à ses métayers leur occasionne des frais importants. Un vieux cultivateur disait un jour à M. Sautter de Beauregard, en visite à Sétif
" Ce ne sont pas des vivants que vous avez devant vous, Monsieur le Président, ce sont des morts, car ils n'ont travaillé toute leur vie que pour la compagnie. "
Du point de vue de l'État français c'est une perte sèche car chaque année, même pendant la guerre de 1914-1918, les capitaux se déversent dans les caisses de Genève. II en fut de même pendant le dernier conflit mondial. La compagnie s'est du reste abstenue de participer à tous lés emprunts de Défense nationale. Rien n'a donc été réinvesti en Algérie et aucune contribution n'a été apportée au développement de ce pays.
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Par cette enclave soustraite au peuplement national la compagnie a gêné considérablement le développement de la ville de Sétif. En 1882, le Gouverneur général Tirman, de passage à Sétif, reçoit les doléances de la population. II reconnaît que " Sétif est étouffé par la Compagnie genevoise et qu'il est urgent de donner de l'air à la ville ". De nombreux projets se succèdent: projet Panisse en 1883 projet Lagarde en 1890. Des vœux sont émis en 1901, renouvelés en 1903 par les délégations financières et le Conseil général. En 1922, sur proposition de M. Morinaud, député de Constantine, la question est élargie et il est demandé le rachat de tous les grands domaines. Mais aucune décision n'intervient.
On connaît la suite... Mais on peut rêver à ce qui aurait pu être, si ces immensités de la Compagnie genevoise (15000 hectares), de la Compagnie algérienne (100000 hectares) avaient pu être remises dans les mains de nouvelles familles françaises qui par leur enracinement auraient fait souche. Pour la seule Compagnie genevoise on aurait pu installer une centaine de familles !
Claude SCHURER
SOURCES
- Archives personnelles et familiales.
- Archives d'Etat de Genève (archives de la Compagnie genevoise).
- " La Compagnie genevoise des colonies suisses de Sétif " - Centenaire de l'Algérie - Par René Passeron, 1930.
- " Henry Dunant l'Algérien ", de Jacques Pous, Ed. Grounauer, Genève, 1979.
- " Résumé des documents relatifs à l'émigration dans les colonies suisses de -Sétif en Algérie - Mai 1854 ", aimablement communiqué par la délégation de L'Algérianiste à Perpignan (M. Brasier et Mme L. Sèbe).
- " Annales de la colonisation algérienne ", par Hippolyte Peut, Paris, 1856.
- " Le Courrier du dimanche ", journal du protestantisme en Afrique du Nord, numéro du centenaire 1930
- Mémoires d'Isaac Morel, Bouhira, le 30 mars 1895.
- Service historique de l'Armée de terre, château de Vincennes. Service historique de l'Armée de terre -
- Service du génie à Vincennes.
- Archives nationales.
NOTES
Claude SCHURER
(1) L'église construite en 1844 deviendra justice de paix, puis, le 30 septembre 1887, temple protestant. L'église catholique, prés du marché, a été construite en 1867.
(2) Qui deviendra la mairie.
(3) Qui deviendra Coligny sur l'initiative du pasteur Jean Bernard entre 1880 et 1889.
(4) Le temple d'Aïn Arnat ne sera achevé qu'en 1856.
(5) Cette porte sera refermée par suite de la construction des casernes d'artillerie et de cavalerie.
(6) Les malheureux colons ont enduré bien d'autres épreuves dont la relation dépasserait largement les limites d'un simple article. II suffit de rappeler quelques-uns de ces événements
- en 1867, année de sauterelles et de sécheresse : la campagne est devenue un désert. Les Arabes l'appellent " l'année noire ". Les chemins sont jalonnés de cadavres par la famine qui sévit. La culture est délaissée et l'aspect de ruine règne partout ;
- l'hiver 1867-1868 arrive sans paille ni fourrage. On recherche du " diss " pour essayer de nourrir les mulets qui dévorent les crèches et les rateliers. Les vaches sont vendues à vil prix à des spéculateurs qui viennent de la région de Bône. Pour poursuivre, il faut emprunter de l'argent à des usuriers locaux au taux minimum de 15 % et acheter des semences quatre fois leur prix ;
- en 1871, c'est l'insurrection de Mokrahi qui suit la chute de l'Empire. Le pillage et l'incendie réduisent à néant les efforts. Les meules de paille et de fourrage sont en cendres, les magasins vidés, les caves et les maisons pillées, car il est impossible de mettre à l'abri des insurgés les denrées lourdes et impossibles à transporter dans ces temps troublés où l'ordre de partir se réfugier derrière les remparts de Sétif vient du commandant de la place. II faut à nouveau reconstruire, entreprendre encore sans se laisser décourager... pour certains seulement.
- en 1875 sévit une épidémie de charbon qui décime les troupeaux.
- en 1887, année de sauterelles à marquer d'une pierre noire, les récoltes sont dévorées, la vigne rongée, la luzerne " broutée " jusqu'à la racine.
(7) La C.A.P.E.R. est la Caisse d'accession à la propriété d'exploitation rurale qui a été créée par le gouvernement français pour racheter les terres et les redistribuer à des cultivateurs indigènes.
In l'Algérianiste n°29 du 15 mars 1985 et n°30 du 15 juin 1985 |