La musique qui réunit toujours juifs et musulmans dans El Gusto

 


 « El Gusto », film de Safinez Bousbia, « est l'histoire de ces hommes, juifs et musulmans, séparés par les événements il ya cinquante ans et réunis aujourd'hui par leur passion commune : la musique Chaabi ». Pour saisir l'âme judéo-arabe de cette musique populaire algéroise, il faut s'imaginer deux garçons, nés la même année, en 1874.

Tous deux arpentent les tortueuses ruelles de la casbah d'Alger. L'un juif, l'autre musulman.

Le premier s'appelle Edmond Yafil. Nous sommes quelques années après le décret Cremieux qui accorde automatiquement la citoyenneté française à la communauté juive d'Algérie.

Le deuxième s'appelle Mustapha Nador, enfant d'une famille fraîchement immigrée de la montagne kabyle, poussée à l'exil vers Alger par la misère rurale.

Extrait d'« El Gusto » de Safinez BousbiaLe documentaire et l'album « El Gusto » racontent la naissance de la musique populaire Chaabi, dans la Casbah d'Alger, dans les années 20.

Guidé par la volonté de promouvoir la musique andalouse dont il écoutait la version religieuse (pyoutim) à la synagogue, Edmond Yafil sera le premier à offrir un recueil (un « diwan » en arabe et hébreu) d'oeuvres de musique andalouse transcrites en solfège.

Il a réussi à reproduire la voix mélancolique des hazan (conducteurs de prière à la synagogue) et les sonorités profanes des maîtres musulmans des cafés de la Casbah, dont le haut lieu est « Le Malakoff ».

Mustapha Nador fréquentait les fumeries de la Casbah où le medh, chant religieux, était à l'honneur. Durant la Première Guerre mondiale, il séjournera au Maroc pour revenir à Alger avec des poésies ( »Qassidat »), des oeuvres de troubadours qui ont fait la renommée de la cour de Fès à partir du XVIe siècle.

Alger la cosmopolite musicale

Il faut imaginer Alger avec ce qu'elle charrie au lendemain de la Première Guerre mondiale comme cosmopolitisme musical pour comprendre la diversité des influences dans le Chaabi.

Edmond Yafil devient un grand maître en créant la première association 1901 de musique andalouse (Moutribia). Il fréquente Camille Saint Saens, le musicologue Jules Rouanet et Benguergoura, l'imam et grand mélomane de la grande mosquée d'Alger.

Mustapha Nador tout en continuant à chanter le Medh adapte ses textes marocains dans les cafés en face du port d'Alger.

El Anka, père du Chaabi

C'est là où, enfant, le futur père du Chaabi, El Anka, dévalait les escaliers de la Casbah pour venir, lui le fils d'un maçon kabyle, écouter l'orchestre de son futur maître Mustapha Nador.

Le Chaabi sera ainsi la synthèse de toutes ses influences et bien d'autres. El Anka, en prenant la place du maître El Nador et après avoir débuté comme son percussionniste, allait dépassait les attentes.

Du chant religieux, El Anka va, par petites doses, dériver son repertoire vers le profane en interprétant les magiques textes des amours interdits décrivant les médinas de Fes et Meknes.

La chanson « Soubhane allah y a ltif », par Hadj El Anka Les frontières entre l'andalou et les rythmes berbères disparaissent dans le jeu de ce nouveau maître du savoir-vivre populaire d'Alger.

Banjo, accordéon, mandole et Pépé le Moko

Dans son orchestre on y trouve, au début des années 30, le banjo nord-américain, l'accordéon des baloches du bord de la Marne et bien sûr, le mandole tenu par le maître devenu El hadj M'Hamed El Anka après un pélerinage en 1937.

Avant son départ à la Mecque, La Casbah d'El Anka a servi durant des semaines de décor de tournage pour le mémorable film de Jean Duvivier « Pépé le Moko ».

A cette occasion, le compositeur Vincent Scotto a fait appel, pour la bande-son, à Mohamed Iguerbouchene, un des pères de la musique moderne algérienne et kabyle de la Casbah.

Mohamed Iguerbouchene, un des pères de la musique moderne algérienne. Le film de Duvivier laissera à Alger la trace d'une grande dame de la chanson à texte française. Frehel, dans le rôle de Tania, bouleverse la jeunesse algérienne par sa vibrante voix en chantant :

« Où est-il donc ? »

« Où est-il donc ? », la chanson de Fréhel dans « Pépé le Moko »Le Chaabi de Paris des années 30-40
Après la Mecque en 1937, on retrouve El Anka et son Chaabi à Paris. Nous sommes à quelques années de la déclaration de guerre et le Barbès de l'époque a pour nom de rues La Huchette, rue Saint André des Arts et la rue des Ecoles.

Bien plus tard, dans des cabarets orientaux, étudiants, commerçants, ouvriers, musulmans, juifs et même parfois des Jean Cocteau, Mistinguett et Jean Marais, venaient finir la nuit aux sons de la derbouka.

Hadj El Anka allait aussi dans les cafés ouvriers de Boulogne-Billancourt à l'ombre des usines Renault ou dans le nord de la France, pas loin des mines à charbon.

Avant de disparaître en 1955, Hadj Mrizek fait à un moment de l'ombre à El Anka par des interprétations qui plaisent beaucoups aux dames.

Hadj M'rizek, conccurent du maître El AnkaIl invente un autre genre de Chaabi, plus feutré et moins âpre, qui va marquer des artistes comme Hachemi Guerrouabi et Abderrezak Bouguetaya.

Et Boudali Safir inventa le nom « Chaabi »

Boudali Safir, normalien, promeut l'art lyrique algérien. En 1946, il baptise le genre d'El Anka du mot « populaire » (Chaabi) pour qu'il puisse s'épanouir à travers la radio et pour le distinguer du classique andalou.

Avant de mourir en 1999 dans l'anonymat d'un hôpital de la région parisienne, il travaille comme directeur des programmes de la radio d'Alger.

C'est dans cette radio d'Alger que Edmond Yafil et El Anka que le Chaabi va vivre ses plus belles heures, où disciples juifs et musulmans de la musique andalouse se retouvent autour des voix, du banjo, de l'accordéon et de la mandole.

Un petit oubli, cependant : parmi les musiciens, un violoniste que beaucoup de Français connaissent bien, mais sous un autre chapeau : l'humoriste Robert Castel. Comme quoi, l'important, chez les hommes, c'est la diversité des chapeaux, et de la nécessité qui découle d'en découvrir le plus beau.