A quel titre personnel avez-vous ressenti le besoin de réaliser ce film ?
Parce que pendant très longtemps j'ai eu honte de dire que j'étais moi-même Pied noir. Je « zappais » une génération de mon histoire familiale, parlant plus volontiers de mes racines andalouses que du passage de mes ancêtres en Algérie. Parce que, à ce mot, sont attachées une honte et une culpabilité. Parce qu'idéologiquement, à l'école, puis dans les milieux tant professionnels que politiques où j'ai évolué ensuite, il faut être du côté du persécuté et, dans cette histoire, le persécuté, c'est communément l'Algérien. Je reste du côté du persécuté. Je garde la justice chevillée à l'âme. Je suis pour l'indépendance des peuples et le respect de l'être humain. Et les années de reportage m'ont appris que les histoires humaines racontent mieux que n'importe quelle analyse politique un conflit, une crise. On n'avait jamais donné la parole aux Pieds noirs, si ce n'est pour les stigmatiser. Jusque là, j'acceptais qu'ils aient souffert au moment du rapatriement mais je ne voulais surtout pas savoir comment ils avaient vécu là-bas parce que je m'attendais à découvrir des comportements de « salauds » parmi mes ancêtres. Par ce film, en remontant l'histoire familiale et collective, j'ai découvert un petit peuple essentiellement issu de la classe ouvrière dont il a toujours défendu les valeurs et les droits, y compris ceux des Algériens.
Comment s'est déroulé le tournage ?
C'est un processus long. Il faut arriver à les convaincre de parler, qu'ils acceptent la présence d'une caméra et surtout qu'ils l'oublient. En fait ces entretiens ont été construits comme une longue discussion qu'ils auraient avec leurs enfants. Ils ont d'ailleurs tous réclamé les rushs pour les montrer ensuite à leur famille à qui, pour 40 d'entre eux, ils n'avaient jamais parlé. Emotionnellement c'était très dur parce qu'ils avaient étouffé leurs fêlures pendant 45 ans. Alors le jour où ils ont réussi à les faire sortir, lors du tournage, c'est sorti de manière douloureuse. J'ai été, par exemple, très étonné de les voir revivre physiquement ces histoires tues. Je les ai vus secoués de spasmes, incapables de poursuivre en repensant aux amis et à la maison qu'ils avaient laissé ou bien, au contraire, redevenir des gamins en mimant les tirs de lance-pierre de leur enfance, rougir comme des ados à l'évocation des subterfuges mis en œuvre pour draguer les jeunes filles...
On risque de vous reprocher de n'avoir rencontré que des Pieds noirs pour raconter cette page de l'Histoire...
Malgré les interventions d'historiens dans le film et le travail de recherche historique qui a été fait avant le tournage, je répète qu'il ne s'agit pas d'un film historique, mais d'un film humain, d'un film de mémoire. C'est aux historiens maintenant d'utiliser ces mémoires comme matériau vivant et de les confronter, avec d'autres matériaux, aux faits historiques pour pouvoir écrire sereinement l'histoire de l'Algérie et de la présence européenne en Algérie. J'aimerais d'ailleurs que mon prochain film revienne sur cette même page d'histoire, mais, cette fois-ci, racontée par les « Chabanis », les vieux Algériens. |