Une tragédie
inexcusable, a dit le 27 février dernier notre ambassadeur
à Alger, Hubert Colin de Verdière, en partant des
« massacres du 8 mai 1945 en Algérie. * Une tragédie
inexcusable », répète Michel Barnier, ministre
des Affaires étrangères, le 7 mai, dans un quotidien
algérien- Ces mots veulent préparer un traité
d'amitié entre l'Algérie et la France. Mais, le 8
mai, à Setif, le président algérien Abdelaziz
Boutelika .loin de saisir cette main tendue, s’enfonce dans
l'outrance, accusant tour n tour la France de provocation (* les
forces d’occupation avait l’intention des massacres
contre le peuple algérien » et le général
de Gaulle de « barbarie » jusqu'à l'odieux :
• Les commandos de la mort exécutaient par centaines
et milliers les citoyens sur les places publiques , stades et buissons.
Qui ne se souvient des fours de la honte installés par l'occupant
dans la région de Guelma ? Ces fours étaient identiques
aux fours crématoires des nazis »
El voici des dépêches d'agence, datées d'Alger
faisant état d'un bilan de 15 000 morts selon les autorités
françaises", de 45000, pour les autorités algériennes.
D'où sortent ces chiffres? Où est la vérité,
ou à tout le moins le point de vue français ? Les
archives existent : rapports de police, comptes rendus militaires,
messages et ordres échangés: ces documents ont été
réunis, et publiés en 1990 par le service historique
de l'armée de terre, alors, dirigée par le général
Robert Bassac, sous l'autorité de l'historien Jean-Charles
Jauffret.
Le matin du 8 mai 1945, à Sétif, petite ville (30.000
habitants) située l'ouest de Constantine, un cortège
de sept a huit mille personnes conduites par deux cents scouts musulmans
se dirige vers le monument aux morts pour célébrer
la victoire. Surgissent alors, dans la foule, des drapeaux algériens
interdits, des banderoles "Libérez Messali","Algérie
indépendante",
"Vivent les Nations unies", accompagnés de cris.
Le sous préfet appelle la troupe qui dresse un barrage en
attendant que soient retirés les drapeaux. La police lente
de s'en emparer. C’est le signal de la bagarre, écrit
le général Henry Martin, qui commande alors le 19°
corps d’armée à Alger, des coups de feu éclatent
; des manifestants se répandent dans la ville, assaillant
à coups de feu de couteau ou de bâton les Européens
rencontrés... On entend :"Tuez les Européens
!", les femmes poussent des youyous, d'encouragement... •
Jardiniers, employés commerçants, employés,
colons, un directeur d'école même : les victimes tombent,
atrocement mutilées. Le maire de la ville, socialiste, est
tué, le chef de la section locale du parti communiste a les
deux poignets tranchés. L’émeute va s'étendre
pendant deux semaines d'ouest en Est du Constantinois jusqu'à
Guelma. L’Algérie, trois départements français,
compte alors six à sept millions d’indigènes
musulmans et un peu plus de huit cent mille Européens. Le
pays vient d'être secoué par les bouleversements de
la guerre et les déchirements entre Français. Le 10
février 1943, influencé par la Turquie kémaliste
panarabisme, la propagande allemande qui cherche à soulever
les colonies contre leurs puissances de tutelle, le créateur
du parti populaire algérien, Messali Hadj, lance un manifeste
qui réclame le pouvoir et l'indépendance. Va se joindre
à lui un pharmacien de Sétif. Ferhat Abbas. Pour calmer
ces revendications, le général de Gaulle publie le
7 mars 1944 une ordonnance reconnaissant à tous les habitants
d'Algérie l'égalité des droits, sans accorder
encore à tous les musulmans la citoyenneté française.
« Trop tard », dit Ferhat Abbas.
L'agitation antifrançaise se développe, alimentée
de différentes sources. Quelques-uns des trente mille prisonniers
allemands et italiens, internés dans le Constantinois, ont
réussi à s'évader. Plus de seize mille ouvriers
algériens musulmans ont été recrutés
en France par l'organisation Todt au service de la Wehrmacht. Recevant
le général Martin, au mois d'août 1944, au moment
où il le nomme en Algérie, le général
de Gaulle lui donne comme consigne d'« empêcher l'Afrique
du Nord de glisser entre nos doigts pendant que nous libérons
la France ».
Les événements étrangers précipitent
le mouvement : le Japon humilie la France à Hanoi' (9 mars
1945), une rébellion surgit en Syrie et au Liban, et l'annonce
de la conférence des Nations unies à San Francisco
fait croire aux partisans de Messali Hadj qu'ils vont obtenir l'indépendance
(d'où les pancartes de Sétif).
Le 1er mai, des incidents éclatent à Alger (où
la police tire), à Oran. Mostaganem et ailleurs. «
À bas la France, à bas les juifs ! », crie-t-on
dans la foule. Les autorités prévoient la répétition
de ces incidents et consignent la troupe à la veille de la
capitulation de l'Allemagne. L'oeuvre non de faméliques mais
de fanatiques.
Après Sétif, l'insurrection gagne la région,
et Guelma en particulier, sous-préfecture de seize mille
habitants dont quatre mille Européens. Déclenchée
le 9 mai, l'émeute se poursuit jusqu'au 14. « À
bas de Gaulle, serviteur de la juiverie! À bas Churchill
et les juifs ! » Le jeune sous-préfet André
Achiary, médaillé de la Résistance, gaulliste
musclé, décide de compléter son maigre dispositif
par une"garde civique" d'Européens armés.
Là vont effectivement se produire des représailles
et des exécutions sommaires.
Les autorités militaires estiment bientôt le nombre
des insurgés à quarante mille (chiffre qui deviendra
dans la propagande algérienne, celui des "victimes").
Dès le 22 mai, les premières tribus soulevées
se soumettent. La répression a été sans pitié.
« Le général Duval, qui commandait le Constantinois
fit donner l’artillerie, l'aviation qui rasèrent des
villages autour de Sétif, Guelma et Kerrata, écrit
Jean Lacouture, et des unités de troupes noires qui tuèrent
et pillèrent pendant quarante-huit heures. »
D'où l'accusation de "massacres". Ce qui ressort
des archives militaires en tempère non la réalité
mais la dimension. Combien y avait-il d'avions ? Douze chasseurs
ou douze bombardiers légers. Combien de missions d'assaut?
Vingt en quinze jours. La marine? Un croiseur, le Duguay-Trouin,
au large de Bougie. Le 10 mai, sommet de l'insurrection, il tire
vingt-trois coups de 155 pour disperser les rassemblements rebelles.
Relevées à l'époque, les pertes, côté
européen, sont de 102 tués, 110 blessés,
une dizaine de femmes violées. Côté musulmans,
.le commandement militaire évalue alors le nombre des victimes
à 2628 tués ; un délégué communiste
à l'Assemblée constituante l'estime, le 11 juillet
1945, entre 1500 et 2000, le journal l'Humanité parle au
même moment de six mille. C'est le FLN qui prétendra
plus tard que la répression a fait 45000 victimes et même
80000.
Qui commandait ? Le gouverneur général de l'Algérie.
Yves Chataigneau qui agissait sous les ordres du ministre de l'Intérieur,
le socialiste Adrien Tixier, était un gaulliste que les
pieds-noirs avaient baptisé Mohammed en raison de ses sympathies
musulmanes. C'est dire le "barbare" qu'il était.
Il qualifia les rebelles de "meneurs hitlériens".Le
ministre de l'Air, responsable de l'aviation, était le
communiste Charles Tillon.
« Le mouvement insurrectionnel observa le général
Martin, n'a pas été l’œuvre de faméliques,
mais de fanatiques et de recrutés. Le mouvement n'avait
pas pour but initial la guerre sainte, mais cet argument fut employé
par les meneurs pour décider la masse et la fanatiser...
» Ce « commencement d'insurrection », dira le
général de Gaulle, fut donc « étouffé
». Est-ce parce qu'il devait se rallumer neuf ans plus tard,
mais neuf ans plus tard seulement, que l'on parle aujourd'hui
de "tragédie inex-cusable" ? Il est facile de
reconstituer l'histoire quand on en connaît la suite.
Article de François d’Orcival.
Valeurs actuelles du 13/19 Mai 2005
Et sources
• 8 mai 1945, la victoire en Europe, sous la direction de
Maurice Vaïsse,
Éditions Complexe, 230 pages, 19 €.
• La Guerre d'Algérie par les documents, collectif,
Service historique de l'armée de terre, tome I, 550 pages,
49 €.