Bernard Pingaud, un "gauchiste modéré"
Quel peut être l'acte mémoriel d'un essayiste, romancier, militant de la culture ?
D'un homme public qui entend laisser un témoignage sur son itinéraire ?
Il est remarquable qu'un homme aussi ouvert à l'expérimentation littéraire que
Bernard Pingaud ne se soit pas posé, au moment de rédiger ses Mémoires, la
question d'un renouvellement du genre : une vie, pour se communiquer hors de la
littérature, doit-elle nécessairement se mouler dans l'ordre chronologique et se
fonder sur des archives personnelles, avec ce qu'elles ont de contraignant ?
Pingaud a été un proche de Sartre et de Beauvoir, il a participé à la direction des
Temps modernes de 1961 à 1971. Ses Mémoires empruntent au modèle
beauvoirien mais sans suivre son intrépidité dans le tressage du privé et du
public. S'il ne cache pas les drames de sa vie (son divorce, la mort de deux de ses
fils, l'un du sida, l'autre d'une leucémie), il prévient qu'il n'abordera pas la sphère
privée. Discrétion et pudeur expliquent peut-être le classicisme d'une écriture
publique, qui convient à cet "écrivain public" qu'a voulu être Bernard Pingaud.
Avoir été le fils d'un couple divisé lui vaut son trait de caractère le plus constant :
l'esprit de conciliation. Selon lui, un enfant de divorcés s'évertue à ne pas prendre
parti, à rester fidèle à ses deux parents, à les réconcilier même s'il sait leur conflit
irrémédiable. Toute sa vie, Pingaud a essayé de concilier les contraires, de
fédérer les groupes auxquels il se joignait. Il s'en fait grief comme une sorte de
déficit d'énergie, admirant l'extrémisme de Sartre sans pouvoir jamais le
partager. Là où d'autres se targueraient d'une qualité, la modération, Pingaud s'en
fait en permanence le reproche. Il a donc représenté cet oxymore : un "gauchiste
modéré".
Son parcours n'en est pas moins passionné. Pingaud, né en 1923, est parti, encore
adolescent, de l'extrême droite vichyssoise. Mais son adhésion au fascisme
français était purement intellectuelle ; il l'attribue à une classique révolte contre
le père, homme de droite dont il radicalise les idées. Entré dans la vie littéraire
grâce à un ami fasciste lui aussi, Roland Laudenbach, qui fonde les éditions de la
Table ronde, son premier livre, Mon beau navire, est une analyse des Chemins de
la liberté, de Sartre, qui paraît en 1946 dans le même volume qu'un essai
polémique de Pierre Boutang, Sartre est-il un possédé ? Il reconnaît chez le
philosophe Brice Parain, revenu du communisme, un engagement à la prudence,à la mesure. Professionnellement, il trouve dans la fonction de secrétaire des
débats à l'Assemblée nationale le rôle qui lui convient : formuler clairement les
idées des autres.
Ami de l'anthropologue Jean Pouillon, qui l'a introduit à l'Assemblée, il passe
avec armes et bagages au sartrisme littéraire, influencé surtout par Qu'est-ce que
la littérature ? Son adhésion, pourtant, est celle d'un perpétuel "oui, mais". S'il
suit Sartre contre la guerre d'Algérie, signant le Manifeste des 121, s'il prend des
responsabilités dans la Comes, organisation qui met en oeuvre un dialogue
culturel entre l'Ouest et l'Est, il est par tempérament plus social-démocrate que
gauchiste, mais il partage les illusions de ceux qui ont voulu croire que le
socialisme existait ou pourrait exister à l'Est.
En Mai 1968, il occupe avec d'autres le siège de la Société des gens de lettres et
fonde l'Union des écrivains. Rallié à Michel Rocard, il milite pour une
démocratisation de la culture. Puis Mitterrand le nomme attaché culturel au
Caire. Ce sera sa dernière mission. Il se consacre ensuite à son oeuvre d'essayiste
et de romancier. En théorie littéraire aussi, il tente une voie médiane, entre
structuralisme et sartrisme. Mais quand il se définit comme "écriveur" se livrant
à une "marotte", il est excessivement modeste. Il a vécu son temps avec talent,
exigence et honnêteté, ce qui n'est pas si mal.
Une tâche sans fin
Mémoires de Bernard Pingaud
Seuil, 513 p., 25 €.
Michel Contat
|