« Le président
de la République vient de saisir le Conseil constitutionnel
de l’invalidation de l’article 4 de la loi du 23 février
2005 qui impose l’enseignement du « rôle positif
» de la colonisation.
C’est un motif de satisfaction pour ceux
qui se battent depuis un an contre cette loi et pour les profs qui
s’étaient engagés à ne pas l’appliquer.
Tout est-il résolu pour autant comme s’empressent de
l’annoncer certains médias et hommes politiques ? La
mission Debré n’a pas consulté les historiens
qui ont affirmé depuis le début leur opposition à
la loi, et rien ne transparaît sur ce que devient l’article
3 créant une Fondation pour la mémoire et l’histoire
de la guerre d’Algérie.
La liberté des historiens reste menacée
par cette Fondation –sur laquelle un rapport préparatoire
annoncé pour juin est toujours confidentiel- qui serait le
lot de consolation offert au lobby des rapatriés les plus
ultras. Quels crédits, pris sur quoi ? Quel fonctionnement
? Quel contrôle des archives ? Quelle place pour les associations
cultivant la mémoire de l’OAS et la nostalgie de l’Algérie
française ? Quel statut des chercheurs universitaires ? Aucune
réponse n’est fournie à ces questions. Le précédent
des mémoriaux de Marseille et de Montpellier, où les
spécialistes sont pris à partie par les extrémistes
nostalgiques de l’OAS, traités de « trous du
cul d’universitaires» par Georges Frèche, est
édifiant. Le précédent des insultes du ministre
des Anciens combattants (qui serait en charge de la Fondation ?)
contre les opposants à sa loi, traités de «
pseudo-historiens » et de « spécialistes autoproclamés
» est tout aussi édifiant. Cela est inacceptable et
ne sera pas accepté par les historiens respectueux de la
déontologie de leur métier. Depuis un an, on a le
sentiment que la classe politique va de faute en faute, cherche
à sortir de Charybde pour aller en Scylla. Après la
« commission » annoncée cet été
par le ministre des Affaires Etrangères pour confier à
des experts officiels de Paris et d’Alger l’évaluation
du passé colonial, refusée par le milieu des spécialistes,
la mèche d’un nouveau conflit est ainsi allumée.
Notre
combat continuera tant que la liberté des historiens sera
soumise à des pressions politiques.
Il faut ajouter un autre effort, indissociable,
qui concerne les carences de notre profession face aux besoins de
mémoire de la société. Ces besoins posent des
problèmes difficiles, mais laisser les réponses à
des entrepreneurs ou des idéologues serait grave. L’annonce
prochaine d’une « journée des mémoires
de la traite négrière, de l’esclavage et de
leurs abolitions » est une décision politique qui suscitera
des réactions diverses. Mais l’absence dans les programmes
scolaires de l’histoire de l’esclavage engage la responsabilité
des commissions chargées de leur élaboration et, plus
généralement, celle des historiens.
Nos associations professionnelles, nos institutions
universitaires ne peuvent pas non plus continuer à traiter
par le silence les migrations, qui sont constitutives de notre société,
le passé colonial qui est, lui aussi, constitutif de notre
identité, les problèmes du racisme. Si l’histoire
est d’abord un va-et-vient entre le présent et le passé,
elle doit prendre en charge l’immense mouvement historique
qu’est le processus de mondialisation des sociétés.
Cela entraîne une réflexion sur la mise à jour
d’un corpus encore très hexagonaliste, sur la formation
des enseignants, ainsi qu’une critique sans complaisance des
conservatismes du métier. Cela appelle aussi un débat
entre les historiens et les forces vives de la société.
Parmi les initiatives allant dans ce sens, un colloque se tiendra
à Jussieu le 23 février.
Notre liberté dépend aussi, sinon
d’abord de notre responsabilité, de notre capacité
à être à la fois bons ouvriers et bons citoyens,
comme le rappelait Marc Bloch. »
Claude Liauzu
Page extraite du site internet d'extrême
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