N 1297
ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
ONZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 22 décembre
1998.
PROPOSITION DE LOI
tendant à la reconnaissance de la traite et de
l'esclavage
en tant que crimes contre l'humanité.
(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la
législation et de l'administration générale de la République,
à défaut de constitution d'une commission spéciale dans les délais
prévus par les articles30 et 31 du Règlement.)
présentée
par Mme Christiane TAUBIRA-DELANNON, MM. Jean-Marc AYRAULT, ...............
Jean-Claude VIOLLET, Kofi YAMGNANE
et les membres du groupe socialiste (1) et apparentés
(2),
Députés.
(1) Ce groupe est composé de : MM. Maurice Adevah-P_uf,
..............Vuilque et Kofi Yamgnane.
(2) MM. Yvon Abiven, Léo Andy, Alain Calmat, Jean-Claude Daniel,
Camille Darsières, Christian Franqueville, Daniel Marsin, Mmes
Michèle Rivasi et Christiane Taubira-Delannon.
Droits de l'homme et libertés publiques.
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Il n'existe pas de comptabilité qui mesure l'horreur de la traite
négrière et l'abomination de l'esclavage. Les cahiers des navigateurs,
trafiqués, ne témoignent pas de l'ampleur des razzias, de la souffrance
des enfants épuisés et effarés, du désarroi désespéré des femmes,
du bouleversement accablé des hommes. Ils font silence sur la
commotion qui les étourdit dans la maison des esclaves à Gorée.
Ils ignorent l'effroi de l'entassement à fond de cale. Ils gomment
les râles d'esclaves jetés, lestés, par-dessus bord. Ils renient
les viols d'adolescentes affolées. Ils biffent les marchandages
sur les marchés aux bestiaux. Ils dissimulent les assassinats
protégés par le Code noir. Invisibles, anonymes, sans filiation
ni descendance, les esclaves ne comptent pas. Seules valent les
recettes. Pas de statistiques, pas de preuves, pas de préjudice,
pas de réparations. Les non-dits de l'épouvante qui accompagna
la déportation la plus massive et la plus longue de l'histoire
des hommes sommeillèrent, un siècle et demi durant, sous la plus
pesante chape de silence.
La bataille des chiffres fait rage. Des historiens vacillent sur
le décompte des millions d'enfants, de femmes et d'hommes, jeunes
et bien portants, de la génération féconde, qui furent arrachés
à la terre d'Afrique. De guerre lasse et sans certitudes, ils
retiennent une fourchette de quinze à trente millions de déportés
par la traite transatlantique. Des archéologues décryptent avec
une application d'écoliers les vestiges des civilisations précoloniales
et exhument, avec une satisfaction pathétique, les preuves de
la grandeur de l'Afrique d'avant les conquérants et compradors.
Des anthropologues décrivent l'échange inégal du commerce triangulaire
entre les esclaves, matière première du capitalisme européen expansionniste,
et les bibelots, tissus, barres de fer, alcools, fusils qui servaient
à acquitter les "coutumes", droits payés sur la traite aux Etats
ou cheffaillons du littoral. Des ethnologues reconstruisent le
schéma d'explosion des structures traditionnelles sous le choc
de ce trafic qui pourvut les ports européens en accises juteuses,
les armateurs en rentes coupables, les Etats en recettes fiscales
incolores et inodores. Des sociologues débusquent les traces d'intrigues
politiques fomentées par les négriers pour attiser les conflits
entre Etats africains, entre chefferies côtières, entre fournisseurs
de "bois d'ébène". Des économistes comparent la voracité de l'économie
minière à la rapacité de l'économie de plantations et y
puisent le mobile des déportations massives. Des théologiens font
l'exégèse de la malédiction de Cham et tentent de conclure la
controverse de Valladolid. Des psychanalystes explorent les ressorts
de survie et les mécanismes d'exorcisme qui permirent d'échapper
à la folie. Des juristes dissèquent le Code noir, qualifient le
crime contre l'humanité et le rappellent imprescriptible.
Les fils et filles de descendants d'esclaves, dispersés en diasporas
solidaires, blessés et humiliés, rassasiés de chicaneries sur
l'esclavage précolonial, les dates de conquête, le volume et la
valeur de la pacotille, les complicités locales, les libérateurs
européens, répliquent par la geste de Chaka, empereur zoulou,
qui s'opposa à la pénétration du pays zoulou par les marchands
d'esclaves. Ils chantent l'épopée de Soundjata, fondateur de l'empire
du Mali, qui combattit sans répit le système esclavagiste. Ils
brandissent la bulle d'Ahmed Baba, grand savant de Tombouctou,
qui réfuta la malédiction de Cham dans tout l'empire songhay et
condamna la traite transsaharienne initiée par des marchands maghrébins.
Ils dévoilent la témérité de la reine Dinga, qui osa même affronter
son fière dans un refus sans nuance. Ils collectionnent les lettres
d'Alfonso Ier, roi du Congo, qui en appela au roi du Portugal
et au pape. Ils marmonnent la ronde des marrons, guerriers prestigieux
et rebelles ordinaires. Ils fredonnent la romance des nègres de
case, solidaires d'évasions, allumeurs d'incendies, artisans de
sortilèges, artistes du poison. Ils entonnent la funeste et grandiose
complainte des mères avorteuses. Ils tentent d'atténuer la cupidité
de ceux des leurs qui livrèrent des captifs aux négriers. Ils
mesurent leur vénalité, leur inconscience ou leur lâcheté, d'une
lamentable banalité, à l'aune de la trahison d'élites, pas moins
nombreuses, qui également vendirent les leurs en d'autres temps
et d'autres lieux. Ec_urés par la mauvaise foi de ceux qui déclarent
que la faute fut emportée par la mort des coupables et ergotent
sur les destinataires d'éventuelles réparations, ils chuchotent,
gênés, que bien que l'Etat d'Israël n'existât pas lorsque les
nazis commirent, douze ans durant, l'holocauste contre les juifs,
il est pourtant bénéficiaire des dommages payés par l'ancienne
République fédérale d'Allemagne. Embarrassés, ils murmurent que
les Américains reconnaissent devoir réparation aux Américains
d'origine japonaise internés sept ans sur ordre de Roosevelt durant
la Deuxième Guerre mondiale. Contrariés, ils évoquent le génocide
arménien et rendent hommage à la reconnaissance de tous ces crimes.
Contrits de ces comparaisons, ils conjurent la cabale, oppressés,
vibrant de convaincre que rien ne serait pire que de nourrir et
laisser pourrir une sordide "concurrence des victimes".
Les humanistes enseignent alors, avec une rage sereine, qu'on
ne saurait décrire l'indicible, expliquer l'inommable, mesurer
l'irréparable. Ces humanistes de tous métiers et de toutes conditions,
spécialistes éminents ou citoyens sans pavillon, ressortissants
de la race humaine, sujets de cultures singulières, officielles
ou opprimées, porteurs d'identités épanouies ou tourmentées, pensent
et proclament que l'heure est au recueillement et au respect.
Que les circonlocutions sur les mobiles des négriers sont putrides.
Que les finasseries sur les circonstances et les mentalités d'époque
sont primitives. Que les digressions sur les complicités africaines
sont obscènes. Que les révisions statistiques sont immondes. Que
les calculs sur les coûts de la réparation sont scabreux. Que
les querelles juridiques et les tergiversations philosophiques
sont indécentes. Que les subtilités sémantiques entre crime et
attentat sont cyniques. Que les hésitations à convenir du crime
sont offensantes. Que la négation de l'humanité des esclaves est
criminelle. Ils disent, avec Elie Wiesel, que le "bourreau tue
toujours deux fois, la deuxième fois par le silence".
Les millions de morts établissent le crime. Les traités, bulles
et codes en consignent l'intention. Les licences, contrats, monopoles
d'Etat en attestent l'organisation. Et ceux qui affrontèrent la
barbarie absolue en emportant par-delà les mers et au-delà de
l'horreur, traditions et valeurs, principes et mythes, règles
et croyances, en inventant des chants, des contes, des langues,
des rites, des dieux, des savoirs et des techniques sur un continent
inconnu, ceux qui survécurent à la traversée apocalyptique à fond
de cale, tous repères dissous, ceux dont les pulsions de vie furent
si puissantes qu'elles vaincurent l'anéantissement, ceux-là sont
dispensés d'avoir à démontrer leur humanité.
LA FRANCE, QUI FUT ESCLAVAGISTE AVANT D'ÊTRE ABOLITIONNISTE,
PATRIE DES DROITS DE L'HOMME TERNIE PAR LES OMBRES ET LES "MISÈRES
DES LUMIÈRES", REDONNERA ÉCLAT ET GRANDEUR À SON PRESTIGE AUX
YEUX DU MONDE EN S'INCLINANT LA PREMIÈRE DEVANT LA MÉMOIRE DES
VICTIMES DE CE CRIME ORPHELIN.
PROPOSITION DE LOI
Article 1er
La République française reconnaît que la traite
négrière transa tlantique et l'esclavage, perpétrés à partir du
xve siècle par les puissances européennes contre les populations
africaines déportées en Europe, aux Amériques et dans l'océan
Indien, constituent un crime contre l'humanité.
Article 2
Les
manuels scolaires et les programmes de recherche en histoire et
en sciences humaines accorderont à la plus longue et la plus massive
déportation de l'histoire de l'humanité la place conséquente qu'elle
mérite. La coopération qui permettra de mettre en articulation
les archives écrites disponibles en Europe avec les sources orales
et les connaissances archéologiques accumulées en Afrique, dans
les Amériques, aux Caraïbes et dans tous les autres territoires
ayant connu l'esclavage sera encouragée et favorisée.
Article 3
Une requête en reconnaissance de la traite négrière
transatlantique et de l'esclavage comme crime contre l'humanité
sera introduite auprès de l'Union européenne, des organisations
internationales et de l'Organisation des Nations unies.
Article 4
Le 8 février de chaque année rappellera le Congrès
de Vienne de 1815, au cours duquel les nations européennes condamnèrent
solennellement la traite négrière transatlantique comme "répugnant
au principe d'humanité et de morale universelle". Toutes démarches
seront entreprises pour inciter les nations libres à adopter cette
date pour commémoration internationale.
Article 5
Il est instauré un comité de personnalités qualifiées
chargées de déterminer le préjudice subi et d'examiner les conditions
de réparation due au titre de ce crime. Les compétences et les
missions de ce comité seront fixées par décret en Conseil d'Etat.
Article 6
Il est inséré, après l'article 24bis de
la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, un article
24ter ainsi rédigé :
" Art. 24 ter. -Seront punis des peines prévues à l'article
24bis ceux qui auront contesté par un moyen énoncé à l'article
23 l'existence du crime contre l'humanité défini à l'article premier
de la présente proposition de loi."
Article 7
Il est inséré, après l'article 48-2 de la loi
du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, un article 48-2-1
ainsi rédigé :
" Art. 48-2-1. - Toute association régulièrement déclarée
depuis au moins deux ans à la date des faits dont les statuts
stipulent la défense des intérêts moraux, la mémoire des esclaves
et l'honneur de leurs descendants peut exercer les droits reconnus
à la partie civile en ce qui concerne l'apologie des crimes contre
l'humanité tels qu'ils sont établis par l'article 24ter."
N°1297. - PROPOSITION DE LOI de Mme Christiane
TAUBIRA-DELANNON et M. Jean-Marc AYRAULT tendant à la reconnaissance
de la traite et de l'esclavage en tant que crimes contre l'humanité
(renvoyée à la commission des lois)
Assemblée nationale