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Car, si les injonctions
"colonialophiles" de la loi ne sont pas recevables,
le discours victimisant ordinaire ne l'est pas davantage,
ne serait-ce que parce qu'il permet commodément de
mettre le mouchoir sur tant d'autres ignominies, actuelles
ou anciennes, et qui ne sont pas forcément du ressort
originel de l'impérialisme ou de ses formes historiques
passées comme le(s) colonialisme(s).
L'étude scientifique du passé
ne peut se faire sous la coupe d'une victimisation et d'un
culpabilisme corollaire. De ce point de vue, les débordements
émotionnels portés par les"indigènes
de la République" ne sont pas de mise. Des êtres
humains ne sont pas responsables des ignominies commises par
leurs ancêtres - ou alors il faudrait que les
Allemands continuent éternellement à payer leur
épisode nazi.
C'est une chose d'analyser, par exemple,
les "zoos humains" de la colonisation. C'en est
une autre que de confondre dans la commisération culpabilisante
le "divers historique", lequel ne se réduit
pas à des clichés médiatiquement martelés.
Si la colonisation fut ressentie par les colonisés
dans le rejet et la douleur, elle fut aussi vécue par
certains dans l'ouverture, pour le modèle de société
qu'elle offrait pour sortir de l'étouffoir communautaire.
Et il faut aussi parler d'aujourd'hui, de
toute la diversité d'aujourd'hui. Ainsi, le régime
autoritaire algérien, encore assez largement militaire
à fusibles civils (même s'il s'est quelque peu"civilisé"
), est bien un produit de la société algérienne,
et pas, ou pas seulement, une réminiscence coloniale.
Et dénoncer l'impérialisme américain
en Irak ne dispense pas, au contraire, d'interroger les caractéristiques
sui generis de la dictature arabo-stalinienne de Saddam Hussein.
Le penseur musulman algérien Malek
Bennabi avait, il y a une soixantaine d'années, fait
remarquer que, si l'Algérie avait été
colonisée, c'était qu'elle était "colonisable"
. Les purs nationalistes algériens lui avaient reproché
d'avoir forgé ce concept de "colonisabilité"
, aux antipodes du simplisme. Dans la même ligne, on
pourra soutenir que si l'Irak a été envahi,
c'est qu'il était "envahissable". C'est là
une explication, certes partielle, en aucun cas une exonération
de l'impérialisme américain. Mais on ne peut
pas comprendre l'aboutissement actuel de l'Irak si l'on n'énonce
pas cette évidence : la société irakienne,
qui a eu à souffrir pendant trois décennies
du régime le plus sanglant que le monde arabe ait connu,
était en 2003 en état de profonde déréliction.
On peut clamer d'abondance que c'est toujours
la faute des autres et/ou du passé. Mais il y a aussi,
et toujours, urgence concomitante à balayer devant
chez soi et à se confronter aux duretés d'aujourd'hui
- et pas seulement aux ressentiments construits sur
des hiers douloureux. Cela est valable pour tous les peuples
et toutes les sociétés.
Les historiens doivent travailler à
reconstruire les faits et à les porter à la
connaissance du public. Or ces faits établissent que
la traite des esclaves, dans laquelle des Européens
ont été impliqués (et encore, pas eux
seuls), a porté sur environ 11 millions de personnes
(27,5 % des 40 millions d'esclaves déportés),
et que les trafiquants arabes s'y sont taillé la part
du lion : la"traite orientale" fut responsable de
la déportation de 17 millions de personnes (42,5 %
d'entre eux) et la traite "interne" effectuée
à l'intérieur de l'Afrique, porta, elle, sur
12 millions (30 %). Cela, ni Dieudonné ni les "Indigènes"
, dans leur texte victimisant à sens unique, ne le
disent - même si, à l'évidence,
la traite européenne fut plus concentrée dans
le temps et plus rentable en termes de nombre de déportés
par an.
Plutôt que de rédiger ou de
signer dans la culpabilité des manifestes victimisants
à sens unique (lesquels masquent, aussi, bien des simplismes
et bien des régressions dont on ne souffle mot), l'historien
préfère travailler à (r)établir
les faits, par exemple dans la ligne qui a permis au Monde
de publier ses magnifiques articles (19 mars) sur les actes
perpétrés durant la guerre d'Algérie
par le général Schmitt - nommé
chef d'état-major par François Mitterrand en
parfait accord avec Jacques Chirac. Le rôle de l'historien
est aussi de travailler comme citoyen, autant que faire se
peut, à rendre nos sociétés moins inégalitaires
et plus éduquées - les inégalités
et le racisme, portés par les matelas d'ignorances
des humains, générant à leur tour simplismes
et régressions.
Pour reprendre le texte des "Indigènes
de la République", à l'évidence,
les plaies dont ils saignent sont de moins en moins celles
qui sont infligées par le vieux colonialisme
- porté, certes, partiellement par le nationalisme
français et la création en son temps d'îlots
capitalistes -, mais bel et bien celles provoquées
par la sauvagerie et la dureté économiques d'aujourd'hui,
assez largement transnationales.
Il est important, pour y voir clair, de ne
pas tout mélanger. Tout, dans la situation des immigrés,
ne fut pas redevable à la colonisation, dans le passé
comme maintenant. A l'époque où les immigrants
italiens, les"macaronis" , étaient traités
d'arriérés brutaux et de catholiques fanatiques,
le mépris et la peur qui les entouraient n'étaient
en rien liés à la colonisation. Il se trouve
que l'auteur de ces lignes connaît bien l'Italie : il
existe aujourd'hui un glissement de la société
italienne vers le racisme et l'"indigénisation"
des Africains migrants en Italie, alors que le passé
colonial y est incomparablement plus léger que celui
de la France. En revanche, à titre emblématique,
Berlusconi, lui, est une réalité bien actuelle,
qui renvoie à la brutalité de la déréglementation
et du chacun pour soi, sans compter la corruption.
L'historien ne se reconnaît pas dans
l'affrontement des mémoires. Pour lui, elles ne sont
que des documents historiques, à traiter comme tels.
Il ne se reconnaît pas dans l'anachronisme, qui veut
tout arrimer au passé ; il ne se reconnaît pas
dans le manichéisme, qu'il provienne de la"nostalgérie"
électoraliste vulgaire qui a présidé
à la loi du 23 février 2005, ou qu'il provienne
des simplismes symétriques qui surfent sur les duretés
du présent pour emboucher les trompettes agressives
d'un ressentiment déconnecté de son objet réel.
Gilbert Meynier est professeur émérite
d'histoire à l'université Nancy-II.
par Gilbert Meynier
In le monde article paru dans l'édition
du 12.05.05
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