L'HISTOIRE DE L'ALGERIE PRISE EN OTAGE

 
Une loi du 23 février 2005 sur la reconnaissance de la nation et la contribution nationale en faveur des Français rapatriés et des anciens supplétifs musulmans de sur fond l'armée française en Algérie soulève en ce moment un tollé dans le milieu des historiens et des professeurs du secondaire. Deux pétitions circulent, émanant l'une de l'Université, l'autre de la Ligue des droits de l'homme.
Le texte, souhaité par le premier ministre, était pourtant animé par les meilleures intentions. Inspiré d'un rapport du député UMP de Lot-et-Garonne Michel Diefenbacher, il visait à panser de façon définitive les plaies de nos guerres coloniales en accordant des «allocations de reconnaissance» ou des indemnités complémentaires en capital, aux civils et aux soldats qui, dans un camp ou dans l'autre, furent victimes du drame de la décolonisation de l'Indochine et de l'Afrique du Nord.
On pouvait imaginer que, plus d'un demi-siècle après les accords d'Evian et les massacres de harkis et de pieds-noirs qui s'ensuivirent, cette loi serait reçue pour ce qu'elle se veut, un acte de réconciliation. Le malheur est que, au lieu d'apaiser les vieux conflits, ce texte les a réveillés. Des associations de harkis ont été choquées que la mémoire des supplétifs abandonnés à leurs bourreaux au lendemain du 19 mars 1962 soit traitée de la même façon que celle des rebelles de l'OAS.

Le projet, inscrit à l'article 3, portant création d'une fondation pour la mémoire de la guerre d'Algérie et des combats du Maroc et de Tunisie a relancé les revendications exprimées par les associations de rapatriés. Dès l'annonce, en 2000, d'un projet de construction d'un Mémorial de la France d'outre-mer à Marseille, celles-ci ont exigé d'être «très étroitement associées aux travaux du comité scientifique chargé de définir le contenu du message historique».

Surtout, la loi du 23 février 2005 prévoit dans son article 4, à la suite d'un amendement, deux dispositions inacceptables. La première prévoit que les programmes de recherche universitaire devront accorder «à l'histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu'elle mérite». La seconde exige que «les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l'histoire et aux sacrifices des combattants de l'armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit».
La définition des programmes scolaires fait partie des prérogatives du législateur. Mais en démocratie, ce dernier n'a aucune qualité pour indiquer l'orientation idéologique de ces programmes. La recherche de la vérité relève de la compétence des historiens. Elle ne saurait procéder du pouvoir politique. Quel que soit le point de vue duquel on se place, le jugement qualitatif implicite contenu dans la notion de «place éminente» et la mention du «rôle positif» même invoqué «en particulier», ce qui suppose la reconnaissance d'un rôle négatif ne pouvaient manquer de soulever les protestations des historiens unanimes.

L'effet le plus navrant de cette incroyable maladresse est que les intellectuels de gauche et les anciens porteurs de valise, qui étaient beaucoup revenus de leurs errements à mesure que la réalité totalitaire du FLN s'était découverte, ont saisi l'occasion pour relever la tête. Sous prétexte de condamner le retour à une «histoire officielle», les pétitions qui circulent tombent dans le piège symétrique. A l'invocation du «rôle positif», elles opposent, pour principal argument, un tableau poussé au noir de la période coloniale. Un de nos meilleurs historiens, Gérard Noiriel, estime que l'évocation des «aspects positifs» de la colonisation irait «à l'encontre de la politique d'intégration». Au pire moment de la guerre froide, Sartre se refusait, de même, à condamner le stalinisme pour ne pas «désespérer Billancourt».

On aurait tort de minimiser l'importance de cet épisode, au moment où la prétention du gouvernement japonais d'imposer une histoire officielle de la guerre sino-japonaise réveille, en Chine et au Japon, les démons du nationalisme. Quelques rares historiens, comme Benjamin Stora, Guy Pervillé et Pierre Vidal-Naquet ont aperçu dans toute sa dimension l'enjeu de ce nouveau conflit de mémoires. D'un côté, la loi du 23 février 2005 ajoute un maillon de plus à la chaîne qui, depuis la loi Gayssot du 13 juillet 1990 pénalisant le révisionnisme historique, prend l'histoire en otage de nos affrontements politiques et culturels. De l'autre, les intellectuels de gauche se ruent dans le piège en prônant une contre-histoire officielle, dans un climat de radicalisation préoccupant.

Aucun de ceux qui viennent de condamner la loi du 23 février 2005 avec tant d'éclat n'avait en effet protesté contre la loi Taubira du 21 mai 2001 tendant à reconnaître dans la traite et l'esclavage un crime contre l'humanité. Or cette loi instaurait elle aussi une «histoire officielle». Elle disposait, presque dans les mêmes termes, dans son article 2, que «les programmes scolaires et de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l'esclavage la place conséquente [sic] qu'ils méritent». Elle aggravait son cas en excluant de facto de son champ les traites africaine et musulmane.

Depuis que la République a cédé à la pression des communautés, ethniques, religieuses et identitaires, en leur reconnaissant des droits particuliers, assortis de concessions matérielles, on aura vu ainsi reculer l'exigence d'oubli et les règles de prescription que Renan jugeait nécessaires au maintien de la paix civile et de la solidarité d'une nation. De façon presque mécanique, les griefs de mémoire et les revendications de droits s'entraînent les uns les autres dans un mouvement continu d'escalade. Les préjudices du passé servent de support aux doléances du présent. Et comme il n'est aucun groupe qui ne puisse se prévaloir d'une créance de ses ancêtres, c'est tout notre tissu social qui se défait, les rapports entre les citoyens qui se pénalisent, la société qui se fragmente en plaques de ressentiment.
Ce processus d'atomisation se poursuit sur tous les plans depuis plus de quinze ans. Certes, la République tient encore. Il est probable que l'article 4 de la loi du 23 février 2005 sera, tôt ou tard, révisé, mais dans la crise, et sous la contrainte. Par aveuglement ou faiblesse, le législateur et nos institutions judiciaires ne cessent d'entretenir une dérive qu'ils sont seuls en mesure d'empêcher.

IN CHRONIQUE ALAIN GERARD SLAMA FIGARO 18 AVRIL 2005