Dans l’autre sens, ses ancêtres étaient eux-mêmes descendus de navires pour s’installer en Afrique du Nord. Le premier avait débarqué en 1831. Le Mosellan avait été appâté par des recruteurs qui lui avaient promis un avenir aux États-Unis. Trompé et coincé au Havre, il avait changé de destination pour participer à la création des premiers villages français de la nouvelle colonie.
Vingt heures depuis Alger
Ce long passé, Micheline Taillefer le porte en elle, le 20 juin 1962, en montant dans le Kairouan. Normalement, ce grand paquebot blanc de la Compagnie de navigation mixte à la silhouette élégante transporte des touristes et des vacanciers. En moins de vingt heures, il rallie la métropole, depuis Alger ou Oran. Cette fois, ses couloirs sont chargés de rapatriés fuyant la violence.
Même si la mer est belle, la jeune femme, alors âgée de 27 ans, ne reste pas bien longtemps sur le pont pour admirer la vue sur Alger qui s’éloigne.
Elle laisse seul son mari en train de filmer les façades des immeubles blancs avec sa caméra?: «
C’était trop dur. Avec ma mère, on est rentrées pour pleurer dans notre cabine. » Elle sait bien qu’elle ne reviendra pas sur cette terre où cinq générations l’ont précédée. Les autres passagers le savent aussi. « Ce qu’on voyait dans les yeux cernés des gens, c’était le désespoir de tout laisser, et la peur, une peur viscérale », raconte-t-elle.
Fausse promesse
Pour être autorisée à acheter un billet, cette institutrice a dû signer, comme son mari enseignant, un document où elle s’engage à respecter son contrat, et donc à revenir en poste. Fausse promesse. Qu’importe. Il faut partir. Mais il faut aussi trouver une place sur un bateau. Dans Alger soumise au couvre-feu, cela signifie se préparer à dormir dans un hall d’immeuble pour être dans la file d’attente dès 6 heures du matin. Et apprendre, au dernier moment, que le point de vente vient de changer d’adresse…
Par chance, les Taillefer figurent parmi les premiers dans la queue. Ils achètent des tickets en première classe sur le Kairouan, avec comme destination Port-Vendres, dans les Pyrénées-Orientales. Heureux hasard. À Marseille, l’accueil des pieds-noirs n’est pas des meilleurs, c’est un euphémisme.
Puis il s’agit de dénicher un article devenu une rareté: une valise. Faute de pouvoir en acheter, le beau-père de Micheline en a fabriqué. Reste à les remplir.
Quoi emmener? Quoi laisser?
D’autres effets personnels suivront plus tard dans des caisses en bois stockées dans une 2 CV.
La désespérance de l’exode
Le jour dit, le paquebot doit larguer les amarres à midi. Pour y accéder, la foule patiente et piétine, en attendant de montrer papiers et billets. Malgré la chaleur, les femmes portent de lourds manteaux, pour gagner de l’espace dans les bagages.
« Il y avait des gens avec des bébés dans les bras qui pleuraient, d’autres avec des cages à oiseaux, des vieux qui ne tenaient pas debout, c’était la désespérance de l’exode », raconte encore Micheline Taillefer. Elle dispose d’une cabine et mange au restaurant.
Elle a conservé le menu. « Hors d’œuvres variés, coquillettes monglas, émincé de porc Robert, salade de saison… », lit-elle. Sur le carton figure aussi le titre du film projeté : Le Kid en kimono, avec Jerry Lewis.
Tous ne bénéficient pas de ce confort dans ce bateau surchargé. Chacun s’installe où il peut. Dans les coursives, les entreponts, les salons. Les membres de l’équipage se démultiplient. « Ils étaient d’une gentillesse fantastique, insiste notre témoin de cet aller sans retour.
Il faudrait aussi dresser une statue au commandant Miaille. »
L’officier a pris sur lui d’aller au-delà de la capacité réglementaire de son bateau, fixée à 1374 passagers, sans attendre une dérogation officielle. Le Kairouan est passé en régime « trooper », celui utilisé pour des troupes. Le 26 juin, il transportera même 2 600 personnes d’Alger à Marseille. Il n’y a plus de classes. L’embarquement se fait par le bas, les premiers arrivants remontent vers le haut et les ponts se remplissent les uns après les autres.
En 27 voyages, en mai-juin 1962, le navire a ainsi transporté 54 000 rapatriés, selon les calculs d’Yves Lacoste, ancien lieutenant commissaire du paquebot (1). La traversée de Micheline Taillefer s’est achevée le 21 juin, au petit matin, à Port-Vendres. Une pause, avant de monter dans un train. L’institutrice a finalement retrouvé un poste avec son mari en banlieue parisienne. Aujourd’hui, à 78 ans, elle vit à Nîmes. Elle a conservé les caisses utilisées en 1962 et n’a rien oublié. « On ne peut pas oublier », rappelle-t-elle.
Un paquebot capable de filer à 24 nœuds
La construction du Kairouan a été lancée en mai 1939 à La Seyne-sur-Mer par la Compagnie de navigation mixte, qui souhaitait développer le trafic sur ses lignes régulières vers l’Afrique du Nord avec un paquebot rapide. Le chantier n’est pas terminé quand les Allemands coulent le bateau, en août 1944, pour obstruer la rade de Toulon. Après l’échec d’une première tentative de renflouement, en 1946, le Kairouan est remis à flot l’année suivante et achevé en 1950.
Il mesure 142 mètres hors tout et possède cinq ponts. Utilisé occasionnellement pour des croisières en Méditerranée, le paquebot dessert Alger, Oran et Tunis, au départ de Marseille et Port-Vendres, à la vitesse de 24 nœuds, avec des pointes à 27 nœuds. Il sert aussi à transporter des troupes vers l’Algérie et des juifs marocains de Casablanca à Naples.
Le Kairouan continuera à relier la France à l’Afrique du Nord jusqu’en septembre 1973.
Alors qu’il est envisagé de le reconvertir au Japon, il est finalement démoli en Espagne en 1974.
PASCAL CHARRIER |