Après celui de deux Français d'Algérie (le réalisateur Charly Cassan et l'agriculteur Rémy
Viala) de quatre soldats corses appelés du contingent (J-B.Cozzani, J-P.Casanova, J.Morand
et G.Saint-Point) d'un photographe de guerre devenu écrivain (Jean-Baptiste Ferracci) de l'un
des fondateurs de l'OAS (Jean-Jacques Susini) et d'un harki (Abdelkader Tahar), c'est avec le
témoignage de ce militaire de carrière que nous refermons cette evocation de la guerre
Algérie, voulue à travers le récit d'hommes qui se retrouvèrent plongés au coeur de ce terrible
désastre humain.
Dans quelles dispositions d'esprit êtes-vous, en août 1959, devenu « combattant » en
Algérie ?
À l'époque, il n'était pas fait usage du terme « conflit ». Encore moins de celui de « guerre ».
Et pour cause : l'Algérie était un territoire français divisé en trois provinces et douze
départements. La mission des militaires français relevait donc officiellement d'opérations de
sécurité et de maintien de l'ordre.
Mais vous aviez néanmoins bien conscience des menaces que faisaient peser sur vous les
actions terroristes...
Évidemment. Mais j'appartenais à un corps (les commandos parachutistes) préparé
physiquement et psychiquement aux épreuves les plus dures. On ne peut donc pas comparer
nos dispositions d'esprit avec celles des appelés du contingent envoyés là-bas et qui étaient
majoritaires au sein des troupes françaises (65 %). Des jeunes gens dont l'appréhension était
d'autant plus légitime qu'ils n'avaient, pour la plupart, reçu qu'une préparation très sommaire
et étaient par ailleurs très mal informés de la situation qui les attendait sur place.
Des gamins qui, souvent, étaient dans l'ignorance complète, quant aux tenants et aboutissants
de ces heurts auxquels il ne fut reconnu que bien plus tard (1999 !) le statut de « guerre de la
République »...
Absolument. J'ai, d'ailleurs, toujours en mémoire le discours prononcé le 15 novembre 1960
par le père-aumônier Louis Delarue, lors des obsèques de 10 légionnaires morts dans les
Aurès, avec cette phrase édifiante : «Vous êtes tombés à un moment où, s'il faut en croire les
discours, nous ne savons plus pourquoi nous mourrons !»
Avez-vous été conduit à vivre personnellement des situations particulièrement
périlleuses en Algérie ?
Affecté au 2e régiment de parachutistes d'infanterie de marine (RPIMA) j'ai eu à subir, dès le
lendemain de notre arrivée, mon baptême du feu avec la périlleuse poursuite, dans la
montagne, d'un chef terroriste. J'avais huit hommes sous ma responsabilité opération.
Mais on peut dire de chaque opération sur le terrain qu'elle était dangereuse, que ce soit en
grande Kabylie ou dans le Constantinois, où les zones d'insécurité étaient nombreuses. J'ai vu
ainsi plusieurs de mes camarades être blessés et deux ont même perdu la vie, le 27 décembre
1959, sous le feu d'un fusil-mitrailleur rebelle qui nous avait pris pour cible sur une piste de
Tasfraout.
Quand vous avez quitté l'Algérie (en octobre 1960) comment était la situation sur le
terrain ?
Nos régiments et ceux de la Légion étrangère avaient mis en déroute le FLN en neutralisant
quasiment toutes ses positions. De plus, il ne pouvait plus être livré en armes car les frontières
avec le Maroc et la Tunisie avaient été sécurisées. L'armée française était victorieuse.
Comme plusieurs de nos témoins l'ont affirmé, ce sont ainsi les politiques qui ont « perdu »
l'Algérie.
Ce qui est évident c'est que le cessez-le-feu unilatéral de 1962 et le rapatriement de nos
troupes vers la métropole permirent au FLN de reconstituer ses forces vives en étant animé
d'un terrible esprit de revanche. J'en veux pour preuve les épouvantables événements qui
allaient suivre, et s'illustrent par le douloureux et tristement célèbre slogan alors apparu sur les
murs des villes : La valise ou le cercueil.
Au cessez-le-feu ont effectivement succédé de véritables massacres de civils.
Le sang, lui, n'a pas cessé d'être versé, bien au contraire. Pour porter à 150 000 le nombre de
femmes et d'hommes (civils et militaires) morts durant ce conflit. C'est effarant et témoigne
de l'ampleur de ce lamentable fiasco, aussi néfaste à la France qu'à l'Algérie.
Parmi ces victimes, on estime à plusieurs milliers le nombre de harkis assassinés après les
accords d'Evian.
Qu'est-ce que cela vous inspire ?
De l'horreur bien sûr. Pour vous résumer ma pensée je vais citer le prestigieux chef de
bataillon parachutiste Hélie Denoix de Saint-Marc qui a déclaré ceci : «La France abandonna
la plupart des harkis, souvent conseillers municipaux, fonctionnaires et musulmans,
favorables à notre pays. Plus de 100000 d'entre eux furent assassinés durant l'été 1962.
Certains furent même débarqués des bateaux français (en partance pour la métropole) tandis que d'autres furent massacrés sous les yeux de nos soldats, auxquels le gouvernement avait
donné l'ordre de « neutralité ».
Avec la rafle du Vel' d'hiv, je considère ce drame comme l'une des tâches les plus sombres de
notre histoire contemporaine... »
Des propos auxquels je souscris totalement.
Une telle prise de position de la part d'un soldat de cette trempe (élevé en novembre dernier
au rang de grand-croix dans l'ordre de la Légion d'honneur) témoigne du drame
psychologique vécu par l'armée française...
Bien évidemment. Un malaise qui a ainsi donné
naissance à l'OAS et aux commandos Delta, mais a aussi conduit des soldats de haut rang (les
généraux Challe, Zeller, Jouhaud et Salan) à provoquer le putsch de 1961.
Des événements qui en disent long sur l'extrême désarroi de ces militaires pourtant
chevronnés et qui avaient déjà vécu une expérience très douloureuse en Indochine.
Des militaires qui, plus tard, durent aussi faire face à de vives critiques de la part d'une frange
de l'opinion publique, avec la mise en exergue de certaines pratiques. Pour justifier certains
idéaux politiques, d'aucuns se sont effectivement employés à faire en sorte que l'on parle
davantage des « tortures » subies par les fellaghas, que des terribles massacres que ceux-ci ont
perpétrés. Ce qui relève au demeurant d'une réelle hypocrisie. D'autant qu'il n'est pas de
conflit armé durant lequel on ne tente pas d'arracher à certains prisonniers, des informations
visant à prévenir des attentats. Ce qui s'est fait en Algérie se produit, malheureusement,
partout ailleurs pendant une guerre. Et les renseignements parfois obtenus ont sauvé des
centaines de vies de civils innocents.
Une fois rentré en France (en 1960 donc) avez-vous continué à vous intéresser de près
aux événements d'Algérie ?
Pour être franc : non. J'étais trop dégoûté. Je n'avais alors que 22 ans mais cette sombre
période m'avait soudainement apporté une grande maturité. Et les informations qui
parvenaient à moi (sans que j'aille vraiment les chercher) ne pouvaient que renforcer ce
sentiment d'écoeurement. J'ai donc tout fait pour tourner la page. En me consacrant à ma
famille et à mes activités professionnelles naissantes. D'ailleurs, j'ai - comme beaucoup de
soldats revenus d'Algérie - très peu parler ensuite de cette expérience autour de moi. Avec les
commémorations du 50e anniversaire de la fin de ce conflit, les souvenirs me sont revenus à
l'esprit avec force, libérés, après tout ce temps, du devoir de réserve.
La guerre d'Algérie (92 mois d'opérations) aura fait au total 150 000 morts dont plus de 25
000 militaires. Parmi eux, 400 étaient originaires de Corse. Le seul RPIMa (le régiment de
Pierre Rialland) a perdu 228 hommes. Selon les autorités algériennes, les pertes côté
musulman auraient été estimées à 250 000 personnes.
Bibliographie
Comme on pouvait s'en douter, le 50e anniversaire des accords d'Evian, des tragiquesévénements qui suivirent et de l'exode massif qu'ils entraînèrent, a coïncidé avec la sortie en
librairies de nombreux ouvrages sur le sujet, qui ont rejoint sur les rayonnages d'autres plus
anciens.
Outre celui de Jean-Baptiste Ferracci (L'adieu, 1962 : le tragique exode des Français
d'Algérie aux éditions Paris-Max Chaleil) qui a été l'un de nos témoins dans le cadre de cette
série (voir Corse-Matin du 3 avril 2012) voici quelques-uns de ces livres, conseillés aux
personnes intéressées par ce douloureux épisode de l'Histoire de France : La tragédie
dissimulée, Oran 5 juillet 1962 (par Jean Monneret, Éditions Michalon).
Les tenants et aboutissants du massacre de centaines d'Européens, relaté à travers des archives
militaires inédites, des documents internes de la Croix-Rouge et de nombreux récits de
survivants. Pour cette Oran, 5 juillet 1962, un massacre oublié (par Guillaume Zeller,Éditions Tallandier).
Cette même journée d'épouvante mise en perspective à travers, là encore, des documents et
témoignages qui permettent de mieux comprendre ces événements dans leur terrible
complexité.
Les Français d'Algérie (par Maurice Calmein Édition Atlantis). Pour tout savoir sur les
Pieds-Noirs. L'histoire de cette communauté à travers nombre de questions auxquelles l'auteur
s'emploie à répondre.
La victoire taboue (par Christophe Dutrône, Éditions du Toucan). Le versant militaire du
conflit et la réalité des combats. Une démonstration selon laquelle l'armée française sortit,
contrairement aux apparences et à son issue politique, victorieuse de ce conflit.
Le sel des Andalouses (par Maurice Calmein, Édition Atlantis).
Les retrouvailles exaltantes d'un homme avec ses racines oubliées ou la plongée au coeur
d'événements qui secouent l'Algérie d'aujourd'hui et appellent à revisiter ceux qui la
déchirèrent hier. J.-P.C. |