A propos du très mauvais livre de Pierre Daum " Ni valise ni cercueil " Les pieds noirs restés en Algérie après l'indépendance.
 
       
 
       
     
Réponse au livre de Pierre Daum : Ni valise, ni cercueil, les pieds-noirs restés en Algérie après l’indépendance , préface de Benjamin Stora, Arles, éditions Solin et Actes Sud, 451 p, 2011.

Ce livre est paru quelques mois après celui de Jean-Jacques Jordi, Un silence d’Etat, les disparus civils européens de la guerre d’Algérie [1], et il semble avoir eu beaucoup plus de succès “à gauche” que le livre précédent en a obtenu de ce côté, si tant est que cette formule politique ait un sens.
En effet, Pierre Daum, qui écrit le plus souvent dans Libération, se veut un journaliste de gauche, et il avait montré dans des deux articles qu’il avait auparavant publiés dans Le Monde diplomatique sur le même sujet [2] que son point de vue est essentiellement politique : il estimait en effet que les deux seuls historiens ayant travaillé sur les causes du départ massif des Français d’Algérie, Jean Monneret [3] et Jean-Jacques Jordi, avaient en commun “d’être tous les deux non seulement nés en Algérie, mais idéologiquement marqués par la défense des pieds-noirs, considérés comme les éternelles victimes du Front de Libération Nationale (FLN), des “Arabes”, du général de Gaulle, des médias, etc” [4].

 
 
     

Peu importait que jusqu’ici le second de ces deux historiens ait été considéré comme plutôt “de gauche” (contrairement au premier) : le livre qu’il venait de publier suffisait apparemment à le ranger dans la même catégorie droitière que celui-ci, sans qu’il soit nécessaire de citer et de discuter un seul de ses arguments. Or cette manière de raisonner relève de la polémique politique, mais elle est tout à fait étrangère à l’histoire, pour laquelle la seule question importante est de savoir si les arguments sur lesquels ces deux auteurs fondent leurs conclusions sont valables ou non. Mais Pierre Daum ne ressentait même pas le besoin d’une telle discussion, puisque les Algériens avaient politiquement raison, et qu’il lui suffisait donc d’aller en Algérie demander à des Algériens quelle était la vérité politique pour la connaître. Ainsi, sa manière de raisonner était aux antipodes de celle des historiens.

J’en étais là de mes réflexions au début de cette année quand j’ai lu le livre de Pierre Daum. Celui-ci se compose de trois parties différentes, de taille croissante : la préface de Benjamin Stora (dont je ne rendrai pas compte ici), puis l’introduction de Pierre Daum et sa première partie, intitulée “’La valise ou le cercueil’ à l’épreuve des faits”, et enfin la deuxième partie : “Témoignages de quinze pieds-noirs restés en Algérie après 1962”. Cette deuxième partie a sans doute l’intérêt d’une étude de micro-histoire, qu’il ne faut pas confondre avec la grande histoire [5].

Je répondrai seulement à la première partie, dans laquelle l’auteur a présenté un travail de recherche et de réflexion plus neuf que ce que je m’attendais à lire, mais qui est malheureusement faussée par une accumulation d’erreurs de raisonnement que je devrai mettre en évidence.

Je le ferai néanmoins avec mesure, parce que Pierre Daum, qui m’avait téléphoné il y a quelques années, me cite très souvent, soit pour appuyer sa propre démonstration, soit pour exprimer sa désapprobation et son incompréhension, et parce que je lui suis reconnaissant d’avoir résisté à la tentation de la polémique (ce qui n’est pas un mérite négligeable, car cela ne va malheureusement pas de soi pour tout le monde).

La recherche de Pierre Daum, qui s’étend de la page 23 à la page 103 de son livre est, je dois le répéter, un travail sincère et digne d’attention, mais celui-ci n’est malheureusement pas convaincant, et ses conclusions ne peuvent donc pas être acceptées.
Pour le démontrer, je procéderai suivant la méthode classique : reconnaître d’abord en quoi la démonstration de l’auteur comporte des éléments valables, puis mettre en évidence les erreurs de raisonnement qui compromettent la validité des conclusions qu’il nous propose. Qu’on veuille bien m’excuser de ne pas citer touts les points sur lesquels ce qu’il écrit n’est pas critiquable.

Pierre Daum a raison de chercher à établir les faits en citant de bons auteurs et en s’efforçant de critiquer et d’améliorer leurs conclusions, comme il le fait dans les pages 39 à 46.
Mais le tableau statistique qu’il propose à la page 44 pose problème, car il donne l’impression générale d’une inexorable diminution de la population française en Algérie, qui ne concorde pas du tout avec ce qu’il entend démontrer. Et pourtant, nous avons trouvé ailleurs des arguments qui paraissent justifier son intuition d’une stabilisation momentanée de la population française restant en Algérie au début de 1963.

En effet, selon la thèse consacrée par Eric Kocher-Marboeuf à Jean-Marcel Jeanneney, premier ambassadeur de France à Alger, “Une enquête de la gendarmerie estimait la population française restant en Algérie à 266.000 personnes au 13 septembre (1962), mais le 20 septembre une deuxième enquête, confirmée par les consuls, ramena ce nombre à 188.000, ordre de grandeur confirmé par les consulats” [6].
Cette estimation était donc très nettement en dessous de celle que cite Pierre Daum pour la fin de 1962 : 218.735 personnes. Mais dans les premiers mois de 1963, suivant les notes prises par Alain Peyrefitte dans les conseils des ministres, il était bien question d’une stabilisation de la population française restant en Algérie et même d’un début de retour partiel.
Après le conseil du 24 janvier 1963, le Général exprima un jugement optimiste sur la situation de l’Algérie : « Les dernières semaines ont révélé aux Algériens combien l’Algérie avait besoin de la France ; ils commencent à comprendre. Et puis, il en est des colères nationales comme de toutes les passions, elles retombent avec le temps.
Le fanatisme algérien, qui s’était déchaîné contre nous, est en train de disparaître. »
Ainsi, « la coopération franco-algérienne a un grand avenir », et « il reviendra des Français en Algérie » : les coopérants, qui viendront avec une valise et seront prêt à repartir aussitôt.
Au Conseil du 30 janvier, le secrétaire d’Etat à la coopération, Jean de Broglie, donna un compte rendu très encourageant de son récent voyage en Algérie, et il réussit à séduire le Général en lui disant ce qu’il désirait entendre. Après le conseil, celui-ci en tira les leçons devant Alain Peyrefitte : la stabilisation de la population française restée sur place, avec un solde positif des retours, était « un exemple dont les perspectives peuvent dépasser de loin les rapports de la France et de l’Algérie, pour devenir un modèle de relations entre le monde occidental et les pays sous-développés » [7].
Et au Conseil du 20 février, Broglie présenta une dizaine de conventions franco-algériennes, qui « préparent le retour en Algérie de nombreuses entreprises françaises ».

Mais cet optimisme ne dura pas longtemps, puisque dès le 20 mars 1963, la protestation de l’Algérie contre la nouvelle explosion atomique française au Sahara et le nouveau décret sur les biens vacants pris en rétorsion par le gouvernement algérien déchaînèrent la colère du Général.
Et même si cette colère retomba vite, dans les conseils suivants les ministres se montrèrent pessimistes. Le 3 avril, celui des rapatriés, François Missoffe, s’inquiéta du retour probable de « 100.000 rapatriés de plus, qui étaient retournés en Algérie cet hiver », et le 17 avril, Broglie prévoyait « une crise économique, doublée du départ des derniers Français d’Algérie » [8].
Ainsi, il ne faut pas exagérer l’importance de cette brève phase de stabilisation dans une évolution marquée par une tendance générale à l’effondrement de la population française restant en Algérie, ce que montre bien le tableau de la page 44.

Comment donc expliquer cette fuite massive de ceux qu’on se mit à appeler en 1962 des “rapatriés” ?

C’est ce que Pierre Daum s’efforce de faire, mais il le fait en commettant de graves erreurs de raisonnement qui vouent sa tentative à l’échec.

D’abord, il confond le discours public officiel du FLN sur l’égalité des droits offerte à tous les habitants de l’Algérie quelle que soit leur origine [9] avec la réalité du nationalisme arabo-musulman qui s’est imposée en 1962.
En effet, il est vrai que les articles de la version française d’El Moudjahid, organe officiel du FLN de 1956 à 1962, et de nombreux discours ou interviews accordées à des journalistes étrangers, n’ont pas cessé de promettre une égalité totale à tous ceux qui, parmi les habitants de l’Algérie, voudraient bien accepter et assumer la nationalité et la citoyenneté algériennes.
Ce fut le cas, notamment, de la Plate-forme du Congrès de la Soummam, adoptée à la fin de l’été 1956 par les chefs de l’intérieur. Mais Pierre Daum omet de signaler que ces prises de position, dues en grande partie à l’initiative du chef politique d’Alger Abane Ramdane, furent contestées dès les mois suivants par Ahmed Ben Bella au nom de la doctrine traditionnelle du nationalisme algérien arabo-musulman : “Je me permets de vous demander fraternellement de surseoir à la publication de ces décisions jusqu’à ce qu’une confrontation des points de vue de tous les frères habilités à cet effet soit faite.
En effet, ni les frères de l’Oranie, ni ceux du Constantinois autres que ceux du Nord-Constantinois moins Souk-Ahras, ni ceux de l’extérieur qui ont attendu patiemment huit jours à Rome d’abord et quinze jours à Tripoli ensuite, le signal promis par Hansen (Abane) pour rentrer au Pays, n’ont participé à l’élaboration d’un travail si capital que ses décisions remettent en cause des points doctrinaux aussi fondamentaux que celui du caractère islamique de nos futures institutions politiques, entre autres (...). [10]” Abane ayant fini par être assassiné au Maroc à la fin décembre 1957 sur l’ordre de son collègue Boussouf [11], et Ben Bella ayant joué un rôle majeur dans la rédaction du programme de Tripoli adopté par le CNRA en mai 1962, il n’est donc pas étonnant que la référence à l’islam ait été rajoutée à ce programme, et que le code de la nationalité adopté par l’Assemblée nationale constituante le 13 mars 1963 ait fait de l’appartenance héréditaire à cette religion le critère fondamental de la nationalité algérienne par “origine”, alors que tous les Algériens non musulmans devaient la demander “par acquisition”, contrairement aux promesses d’Abane [12].
Ce fait, et les protestations des députés non musulmans [13] que Pierre Daum rappelle à juste titre [14] (en citant la thèse de Bruno Etienne [15]), étaient la conséquence d’un conflit entre deux conceptions politiques opposées, dont il ne semble pas être conscient.
Mais la position d’Abane était bien une innovation, qui ne réussit pas à s’imposer.

De plus, Pierre Daum confond le discours de propagande du FLN, spécialement destiné aux intellectuels, journalistes et hommes politiques occidentaux, avec la réalité des pratiques de l’ALN.

Il écrit en effet : “L’imaginaire envahi par les terribles images de cadavres produites pendant la guerre d’Algérie, on a du mal à réaliser la distinction profonde que la plupart des dirigeants du FLN ont toujours faite entre l’appareil répressif colonial (l’armée, la police et la justice française, ainsi que leurs relais musulmans, les caïds et gardes champêtres), et la population européenne et juive installée en Algérie” [16].

Cette phrase d’une étonnante naïveté inverse complètement la perspective qui doit être celle d’un historien. En effet, son auteur ne cite que des déclarations de propagande sans se soucier de connaître le comportement réel de l’ALN, dont les chefs détenaient la véritable autorité sur tout le FLN-ALN.
Il est trop facile de croire que toutes les victimes du terrorisme algérien étaient des “colonialistes” ou des “traitres” qui méritaient d’être “exécutés” ou “abattus” comme des bêtes nuisibles.
Même si des chefs du FLN-ALN ont rappelé à plusieurs reprises qu’il fallait limiter l’usage de la violence [17], notamment envers les civils européens, ce fait même prouve que le problème se posait.

Les meurtres de civils européens, contraires aux consignes données le 1er novembre 1954, se sont en effet multipliés à partir de mai 1955, et ont montré leur atroce réalité lors de l’insurrection du 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois [18].
Cette violence extrême fut discutée à l’initiative d’Abane Ramdane par le Congrès de la Soummam, mais elle fut excusée au nom de ses effets positifs sur l’essor de la Révolution algérienne, à tel point que le 20 août devint une date anniversaire de bon augure et finalement une fête nationale.
Plus tard, d’anciens maquisards ayant repris leurs études à l’Université d’Alger théorisèrent le concept de stratégie “race contre race” [19]. D’autre part, Abane lui-même avait menacé les Français en février 1956 de riposter à l’exécution des patriotes condamnés à morts par des attentats contre la population civile française [20], et il tint parole quand les premières exécutions eurent lieu à Alger le 19 juin 1956 [21].
Les attentats qui vengèrent les deux premiers condamnés exécutés provoquèrent à leur tour l’attentat “contre-terroriste“ de la rue de Thèbes, qui à son tour fut vengé par les attentats à la bombe du 30 septembre 1956 dans des lieux publics fréquentés par les Algérois européens.

Ainsi, dès cette date, le choix avait été fait de considérer n’importe quel Français présent en Algérie comme collectivement responsable de la répression colonialiste, ce qui démentait clairement toutes les promesses faites à ceux d’entre eux qui avaient accepté de se considérer comme des Algériens à part entière, solidaires de leur peuple en lutte contre le colonialisme [22].

Il n’est donc pas difficile de trouver des exemples d’ordres donnés dans ce sens, contrairement à toutes les belles déclarations que cite Pierre Daum. Après le tract de juin 1956 cité plus haut, citons encore cette phrase d’un médecin algérien sur l’adjoint du chef de l’ALN d’Oran en 1956-1957 : « Il est à l’origine de plusieurs attentats perpétrés à la grenade en septembre 1956 à Oran, ainsi que de l’exécution d’une quinzaine de personnes par les hommes de ses groupes auxquels il avait donné l’ordre d’abattre tout Européen se trouvant à leur portée » [23].

Et Charles-Robert Ageron a cité un tract de la wilaya II (Nord-Constantinois) daté d’octobre 1960, ordonnant à ses fidayin “d’abattre les Européens sans distinction, de déposer les bombes dans les salles de cinéma, les bals, les cafés et les bâtiments publics” [24].

La presse française d’Algérie était d’ailleurs remplie de nouvelles d’attentats aveugles qui ne donnent pas du tout l’impression d’actes de justice visant des criminels identifiés comme tels, ce que confirment de nombreuses publications algériennes postérieures.

Dans ces conditions, les célèbres phrases de Frantz Fanon tirées de son livre posthume Les damnés de la terre (paru en septembre 1961) : « Pour le colonisé, la vie ne peut surgir que du cadavre en décomposition du colon », « Le colonisé est un persécuté qui rêve en permanence de devenir persécuteur », que Pierre Daum semble me reprocher d’avoir pris au sérieux [25], ne sont nullement les produits d’un cerveau enfièvré : j’y vois plutôt une tentative de justifier l’injustifiable, de la part d’un homme qui, en tant que médecin et que propagandiste du FLN, était bien conscient que la violence terroriste illimitée avait une dimension pathologique indéniable [26].

Dans ces conditions, peut-on croire que le FLN croyait vraiment à la possibilité de laisser vivre en Algérie la plupart de ses habitants bénéficiant de la vraie citoyenneté française, et qu’il le souhaitait ?

Les déclarations officielles citées par Pierre Daum sont clairement démenties par celles de témoins très qualifiés. Mohammed Harbi, proche collaborateur du vice-président du GPRA Belkacem Krim, écrit dans ses Mémoires qu’il lui avait proposé ses réflexions sur ce sujet dans un rapport date du 5 décembre 1959 : “Le problème des Français d’Algérie reste le plus épineux. Il nous faut dire avec courage que nous n’avons pas toujours abordé cette question sans passion.

Dans les faits, nous avons sous-estimé l’obstacle que leur regroupement derrière les colons présentait pour une solution conforme aux aspirations de notre peuple. Reconnaître cette erreur est une nécessité. L’attitude qui consiste à opposer aux slogans des colons l’offre du choix entre la nationalité française et la nationalité algérienne ne permet pas, à elle seule, d’opérer les différenciations possibles au sein de la communauté européenne.

Notre action dans les villes doit être réorientée de façon à permettre une action politique en profondeur dans les milieux français d’Algérie. Les garanties quant à leur sort dans une Algérie libre doivent être données aujourd’hui, mais pas seulement en paroles” [27]. Et après la semaine des barricades (fin janvier 1960), son inquiétude s’accrut encore : “La direction du FLN ne s’interrogeait pas sur la politique qui avait favorisé la prépondérance du lobby ultra et sa fusion avec l’armée française, et se contentait d’envisager, dans ses déclarations, la question que posait l’existence de la minorité européenne.

Les positions extrémistes des ultras européens et l’absence de sérieux du triumvirat [28] sur des problèmes qui engageaient l’avenir de l’Algérie firent que, pour la première fois, je me surpris à douter de la coexistence entre Algériens et Européens. Cette coexistence ne semblait préoccuper qu’une mince frange de mes compatriots, des citadins en général, anciens membres du MTLD, de l’UDMA ou du PCA. Tout conspirait contre elle (...)” [29].

Quant au journaliste Jean Daniel, juif algérien espérant une solution négociée entre la France et le FLN, il eut l’occasion de poser la question aux deux membres de la délégation envoyée à Melun par le GPRA en juin 1960, en voyageant dans le même avion qu’eux de Tunis à Paris : “ J’ai demandé à (Mohammed Benyahia) s’il avait la liberté de de me répondre franchement sur une question essentielle.

Y avait-il, lui ai-je demandé, un avenir quelconque dans une Algérie indépendante pour les Juifs algériens et pour les Européens d’Algérie ? Il est resté longtemps silencieux. Après quoi il m’a dit que le pendule était allé trop loin d’un seul côté et pendant trop longtemps, et que le retour du pendule se ferait avec la même continuité et la même violence en faveur de l’arabo-islamisme. Nous ne pourrons pas l’empêcher, disait-il, et il ajoutait, pour être honnête avec moi, qu’il ne pensait pas que ce serait souhaitable (de l’empêcher). Je lui ai parlé de la plate-forme de la Soummam et des appels aux Juifs et aux Européens. “Nous ferons tout pour être fidèles à ces appels et, s’il y est répondu, pour tenir nos promesses. Mais je parle, à titre personnel, à un ami que je ne veux pas laisser dans l’illusion : je n’y crois pas.” Puis Ahmed Boumendjel lui dit que “si Benyahia me faisait revenir de loin, il était aussi dans ce cas. Mais il fallait s’y résigner : le peuple algérien était profondément musulman et essentiellement rural. Il n’avait aucune prédisposition révolutionnaire. Nous avons à l’entraîner pour le mettre en branle. A l’entraîner, et nos frères ajoutent : à le terroriser. Il faut que notre terreur soit supérieure à toutes les autres, celle de l’Etat français et celle des autres partis algériens. “La terreur est le fait initial des révolutionnaires”, a conclu tranquillement Benyahia en venant se rasseoir” [30].

Et Jean Daniel exprime ensuite sa “consternation” devant les confidences que lui fit Belkacem Krim sur les méthodes utilisées contre les frères, traîtres, collaborateurs, déserteurs : “Selon Krim, à la fin de la guerre, sur le fameux million de “chouhada”, il fallait bien compter deux cent mille à trois cent mille victimes du fait de la sainte terreur révolutionnaire. Krim (...) se rengorgeait et tirait fierté de tels exploits” [31].

Ce qui semble confirmer la déclaration que le même personnage aurait faite en 1959 à une revue yougoslave : “Une nouvelle recrue, avant d’être qualifiée pour servir dans l’armée, doit assassiner au moins un colonialiste ou un traître connu. Un assassinat marque la fin de la période d’essai pour chaque candidat à l’ALN” [32]. Ces réalités clairement assumées contrastent fortement avec l’idéalisme naïf de Pierre Daum.

Dans ces conditions, les engagements pris par le FLN dans les accords d’Evian avaient-ils une chance d’être respectés et de rendre possible la coexistence durable entre les deux populations vivant en Algérie souhaitée par les négociateurs français ? J’ai rappelé plus d’une fois les indéniables responsabilités de l’OAS dans l’échec de ces accords, et Pierre Daum ne manque pas de me citer à ce sujet [33].

Mais il faut également citer deux faits également importants, imputables au FLN : la vague d’enlèvements d’une ampleur sans précédent qui a frappé la population européenne autour d’Alger et d’Oran à partir du 17 avril 1962, et le programme de Tripoli adopté sans débat par le Conseil National de la Révolution Algérienne (CNRA) en mai 1962.

En ce qui concerne le premier de ces faits, clairement établi par les livres de Jean Monneret et de Jean-Jacques Jordi, Pierre Daum le reconnaît honnêtement dans les pages 60 et 61 de son livre.
Mais il le qualifie aussitôt après d’une manière stupéfiante : “force est de constater que ces chiffres se révèlent peu élevés”.

Un tel jugement serait admissible pour qualifier le nombre des victimes civiles du FLN dans la population métropolitaine de 1954 à 1962, qui serait suivant les sources de 71 ou de 152 personnes.

Mais qualifier ainsi les pertes de la population civile française d’Algérie, qui se comptent par milliers(2.788 tués, 7.541 blessés et 375 disparus du 1er novembre 1954 au 19 mars 1962, auxquels il faut ajouter plus de 3.000 enlevés dont près de 1.700 n’ont pas été retrouvés vivants jusqu’à la fin de l’année 1962), c’est faire preuve d’une inconscience inimaginable.

Faut-il rappeler à Pierre Daum que la population française d’Algérie était d’environ un million d’habitants en mars 1962, quand celle de la métropole s’élevait officiellement à 46,5 millions d’habitants ? Si les nombres qu’il a lui-même cités lui paraissent “peu élevés”, qu’il les multiplie par 46,5 pour voir à quel ordre de grandeur correspondrait le même pourcentage de pertes dans la population de la métropole !

D’autre part, Pierre Daum affirme à plusieurs reprises, en citant les témoignages de ses informateurs, que ces enlèvements n’ont eu qu’un temps et que, “dès septembre 1962, le sentiment de sécurité devint total” [34].
C’est sans doute le souvenir que ce passé a laissé dans la mémoire du petit nombre de témoins qu’il a interrogés en Algérie, mais ce n’est pas du tout ce qu’attestent les archives. En effet, selon la thèse d’Eric-Kocher Marboeuf, les disparus encore vivants ont été libérés à Alger dès que le gouvernement de Ben Bella voulut affirmer son autorité et satisfaire les demandes pressantes de l’ambassadeur de France, mais dans le reste du pays le retour à l’ordre fut beaucoup moins rapide.
Le 19 novembre 1962, un conseiller du ministre Louis Joxe rappela l’urgence d’obtenir la libération de 47 Européens incarcérés depuis juillet dans un camp de la wilaya VI à M’doukal près de Sétif.
Une note de l’ambassade préparatoire aux entretiens franco-algériens du 4 décembre estimait devoir créditer, en dehors de ce dernier cas, les officiels algériens d’une réelle bonne volonté pour résoudre les cas d’enlèvement ou d’assassinat, mais croyait qu’ils étaient totalement dépassés par des éléments incontrôlés relevant du droit commun [35].

D’autre part, des enlèvements continuaient, moins nombreux et le plus souvent temporaires, mais l’ambassade en compta encore 367 du 1er janvier au 30 septembre 1963 [36].

Quant au programme de Tripoli, adopté sans vrai débat par le CNRA réuni dans la capitale de la Libye en mai 1962, Pierre Daum le mentionne, et il en cite même deux passages particulièrement sévères contre le néo-colonialisme français et contre le statut privilégié qu’il prétendait conserver aux Français d’Algérie : “l’écrasante majorité des Français d’Algérie en raison même de leur mentalité colonialiste et de leur racisme, ne seront pas en mesure de se mettre utilement au service de l’Etat algérien” [37].

Mais il explique ces jugements par le déchaînement de l’OAS, non désavoué par la très grande majorité des Français d’Algérie, et croit pouvoir affirmer que ce passage “va être systématiquement contredit par toutes les déclarations des dirigeants de l’Algérie indépendante, le président Ben Bella en tête” [38].
Il cite même le témoignage de Lakhdar Ben Tobbal, ministre d’Etat du GPRA ayant participé aux dernières négociations de Lugrin puis d’Evian en février et mars 1962, pour attester que le FLN souhaitait garder une grande partie des Français d’Algérie dans le pays : “j’ai même dit à Joxe : “Nous avons besoin de certains Français qui doivent rester chez nous ! Nous le revendiquons ! Parce qu’ils ont l’expérience que nous n’avons pas, nous avons besoin de leur aide, mais pas des gros colons“ [39].

A l’époque, nous avons tous les deux estimé à 600.000 le nombre de ceux qui resteraient.” Le président Boumedienne a dit la même chose au président Giscard d’Estaing lors de sa visite officielle à Alger en 1975 : « Jamais nous n’aurions cru que les Français puissent partir », répétait Boumedienne [40]”. Et il l’avait dit aussi à des industriels français : « Cette guerre avec la France nous a coûté très cher, elle nous a coûté 60.000 spécialistes Français d’Algérie qui nous manquent cruellement aujourd’hui pour faire décoller notre pays sur le plan économique » [41].

En effet, le réalisme économique recommandait aux Algériens de ne pas provoquer la ruine de leur pays, dont les Européens étaient les principaux entrepreneurs, cadres et contribuables.
Et pourtant, le comportement du FLN depuis le 1er novembre 1954 avait très largement ignoré les considérations économiques, en considérant que l’Algérie était un pays naturellement riche appauvri par l’exploitation colonialiste, à laquelle il suffirait de mettre fin pour lui rendre sa richesse [42].

Le programme de Tripoli, si l’on ne se contente pas d’en faire deux citations, n’apparaît pas comme un texte purement conjoncturel : il fut au contraire le document de référence fixant les grandes lignes de la politique de l’Algérie pour les années suivantes, sous Ben Bella puis sous Boumedienne. Même si ce programme fut le résultat d’une difficile synthèse entre plusieurs tendances, “le consensus s’établit très vite sur la signification des accords d’Evian, définis comme une “plate-forme néo-colonialiste” et un frein à la Révolution”, selon Mohammed Harbi, membre de la commission de préparation de ce programme [43].

Et pour réduire la "prépondérance écrasante" des Européens, ce programme préconisait "des réformes de structure applicables à tous les citoyens sans distinction d’origine", qui auraient l’avantage de ne pas paraître discriminatoires tout en aboutissant de facto à leur exclusion (à quelques exceptions près).

Et effet, l’attitude des dirigeants algériens quant au maintien en Algérie de la masse de la population “pied-noire” n’était pas favorable à cette perspective. Cela fut reconnu par les chefs des deux tendances qui s’opposèrent durant la crise de l’été 1962. D’un côté le vainqueur, Ben Bella, a dit : "Je ne pouvais concevoir une Algérie avec 1.500.000 (sic) pieds-noirs". De l’autre, l’ancien président du GPRA, Ben Khedda, s’est félicité que "la Révolution (ait) réussi à déloger du territoire national un million d’Européens, seigneurs du pays" [44].

L’historien Mohammed Harbi a confirmé que les deux factions rivales de l’été 1962 "voulaient l’élimination totale des Européens" [45]. Le général de Gaulle a dit le 1er octobre 1963 devant Alain Peyrefitte : " Après sept ans et demi de guerre, après surtout que l’OAS s’est conduite comme elle l’a fait, avec l’appui de la masse des pieds-noirs (il répète ces mots), il était inévitable que ce mouvement de départ des colons se précipite.
Ben Bella lui-même a toujours répété que la coopération entre la France et l’Algérie supposait d’abord le départ des pieds-noirs, et l’arrivée de techniciens français venus avec leurs valises, mais estimant n’avoir aucun droit sur le pays. On ne peut pas l’accuser d’avoir changé d’avis” ; et il l’a répété en mars 1964 à Ben Bella lui-même en le recevant au château de Champs : "Vous avez voulu que tous les pieds-noirs prennent leur valise, en les menaçant du cercueil" [46].

Peut-on rêver un démenti plus complet à la thèse que Pierre Daum s’est efforcé de démontrer ?

Cela ne veut pas dire que les dirigeants de la Révolution algérienne aient délibérément décidé d’expulser la masse des Français d’Algérie : aucun document actuellement disponible ne permet de l’affirmer.
Mais ils n’ont rien fait pour les rassurer et pour leur faire oublier par des actes tangibles qu’ils avaient été traités pendant sept ans (à part quelques exceptions individuelles) comme des ennemis indésirables sur le sol algérien, et le comportement de l’OAS n’a fait qu’exacerber en réaction cette tendance déjà bien établie.
Si l’on veut trouver un exemple de décolonisation ayant délibérément évité de provoquer la fuite de la minorité colonisatrice, il ne se trouve pas en Algérie mais en Afrique du Sud.
La politologue Laetitia Bucaille a méthodiquement comparé ces deux modèles opposés de décolonisation dans son livre Le pardon et la rancoeur. Algérie /France, Afrique du Sud : peut-on enterrer la guerre ? [47]. Sa lecture est recommandable pour qui veut comprendre à quelles conditions ce qui semblait impossible en Algérie a, jusqu’à présent, été réussi en Afrique du Sud.

Guy Pervillé.

[1] Paris, Editions SOTECA, octobre 2011, 200 p. Voir mon compte rendu détaillé sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=265#nb44.
[2] « Sans valise ni cercueil, les Pieds Noirs restés en Algérie », mai 2008, et "Oran, 5 juillet 1962", janvier 2012, pp. 14-15.
[3] Auteur de La phase finale de la guerre d’Algérie (version abrégée de sa thèse de doctorat), Paris, L’Harmattan, 2001, 400 p.
[4] "Oran, 5 juillet 1962", janvier 2012, p. 14 (encadré intitulé : “Etudes biaisées, mémoires sélectives”).
[5] Quinze témoins, dont cinq restés en Algérie jusqu’à aujourd’hui, c’est peu. Et il est contestable de critiquer le cinéaste Jean-Pierre Lledo (p. 236 et en note 1) sans lui donner un droit de réponse.
[6] Eric Kocher-Marboeuf, Le Patricien et le Général, Jean-Marcel Jeanneney et Charles de Gaulle, 1958-1969, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2003, t. 1, p. 569.
[7] Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, op. cit., t. 1, p. 398.
[8] C’était de Gaulle, op. cit., t. 1, pp. 400-405.
[9] Pierre Daum, op. cit., pp. 46-50.
[10] Mohammed Harbi, Les archives de la Révolution algérienne, Paris, Editions Jeune Afrique, 1981, p. 168, et Mabrouk Belhocine, Le courrier Alger-Le Caire, Alger, Casbah Editions, 2000, p. 197.
[11] Avec l’approbation de Ben Bella, selon sa lettre du 26 avril 1958 aux trois colonels Krim, Ben Tobbal et Boussouf reproduite par Mohammed Harbi et Gilbert Meynier, Le FLN, documents et histoires, 1954-1962, Paris, Fayard, 2004, pp. 281-282.
[12] C’était en fait l’inversion pure et simple de la discrimination fondamentale de l’Algérie coloniale entre les citoyens français à part entière (soumis au code civil) et les “Français musulmans” soumis au droit musulman ou aux coutûmes kabyles.
[13] Conformément aux accords d’Evian, 10 % des sièges de la première Assemblée nationale algérienne avaient été réservés aux non musulmans, mais les candidats de la liste unique du FLN censés les représenter ne représentaient guère plus qu’eux-mêmes.
[14] Pierre Daum, op. cit., pp. 72-77.
[15] Bruno Etienne, Les Européens d’Algérie et l’indépendance algérienne, publié en 1968 par les éditions du CNRS sous le titre Les problèmes juridiques des minorités européennes au Maghreb.
[16] Pierre Daum, op. cit., p. 46.
[17] Voir notamment le Bulletin politique mensuel, novembre 1954, du colonel Schoen : "Actes odieux : Les conseils pratiques "interdisent" : "Viols, massacres de femmes, enfants, vieillards. Ne pas profaner les lieux à caractère religieux. Un homme désarmé ne doit pas être mourir mais être fait prisonnier. Respecter les étrangers". Ces instructions sont parfois suivies" (cité par Mohammed Harbi et Gilbert Meynier, Le FLN, documents et histoires, 1954-1962, Paris, Fayard, 2004, p. 32) ; "Les dix commandements de l’ALN", dans El Moudjahid, n° 1, juin 1956 (10 : "Se conformer aux principes de l’Islam et aux lois internationales dans la destruction des forces ennemies") ; extraits de la plate-forme du Congrès de la Soummam dans El Moudjahid, n° 4 ("Les buts de guerre (...) 5) Donner à l’insurrection un développement tel qu’il la rende conforme au droit international (...) respect des lois de la guerre...) ; aspect développé en détail dans le Procès-verbal du Congrès de la Soummam publié par Mohammed Harbi dans Les archives de la Révolution algérienne, Paris, Editions Jeune Afrique, pp. 166-167.
[18] Voir le livre de Roger Vétillard, 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois, un tournant dans la guerre d’Algérie ?, Paris, Riveneuve, 2012, qui répond d’une manière très convaincante à celui de Claire Mauss-Copeaux, Algérie, 20 août 1955, insurrection, repression, massacres, Paris, Payot, 2011, et mes comptes rendus de ces deux livres sur mon site http://guy.perville.free.fr : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=276, http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=278.
[19] Jean-Robert Henry, dans son catalogue de l’exposition L’Algérie et la France, destins et imaginaires croisés (Centre des archives d’outre-mer, Aix-en-Provence, mai 2003) a signalé que les dirigeants de la wilaya II (Nord Constantinois) avaient consciemment pratiqué ce qu’ils ont appelé la “stratégie race contre race” le 20 août 1955 (p. 34). A lire aussi son exposé sur “La violence décivilisatrice” (p. 35).
[20] “Si le gouvernement français faisait guillotiner les condamnés à mort, des représailles terribles s’abattront sur la population civile européenne » (tract reproduit dans La guerre d’Algérie, s.dir. Henri Alleg, Paris, éditions Temps actuels, 1981, t. 3, p. 531).
[21] Selon le récit d’Yves Courrière, Abane et Ben M’hidi rédigèrent un tract menaçant : « Pour chaque maquisard guillotiné, cent Français seront abattus sans distinction ». Les groupes armés de fedayin auraient reçu l’ordre suivant : « Descendez n’importe quel Européen, de dix-huit à cinquante-quatre ans. Pas de femmes, pas d’enfants, pas de vieux ».
[22] Pierre Daum cite leurs protestations (op. cit., pp. 76-77).
[23] Docteur Tami M’Djbeur, Face au mur, ou Le journal d’un condamné à mort, Alger, SNED 1981, 298 p.[24] Charles-Robert Ageron, “La ‘guerre psychologique’ de l’Armée de libération nationale algérienne”, dans La guerre d’Algérie et les Algériens, 1954-1962, Paris, Armand Colin, 1997, p. 222.
[25] Pierre Daum, op. cit., p. 57.
[26] Voir mon explication d’un extrait du livre de Frantz Fanon dans mon recueil de textes commentés, L’Europe et l’Afrique de 1914 à 1974, Paris et Gap, Ophrys, 1994, pp. 125-131. Ainsi que les réactions de Jean Daniel, très critiques envers Fanon et son préfacier Jean-Paul Sartre, dans son journal La blessure (18 novembre et 8 décembre 1961), Paris, Grasset et Fasquelle, 1992
[27] Mohammed Harbi, Une vie debout, Mémoires politiques, t. 1, 1945-1962, Paris, La découverte, 2001, p. 268.
[28] Les trois hommes forts du GPRA, Krim, Boussouf et Ben Tobbal.
[29] Ibid., p. 295.
[30] Témoignage de Jean Daniel, dans l’ouvrage collectif dirigé par Mohammed Harbi et Benjamin Stora, La guerre d’Algérie 1954-2004, la fin de l’amnésie, Paris, Robert Laffont, 2004, pp. 495-496.
[31] Ibid., p. 496. Le nombre est mythique, mais la proportion n’est pas invraisemblable.
[32] “Vues et opinions de l’Armée de liberation nationale d’Algérie sur la lutte pour la libération, par Krim Belkacem, vice premier-ministre et ministre de la guerre du gouvernement provisoire algérien”, interview extraite de la Revue des affaires internationales, Belgrade, Yougoslavie, le 1er décembre 1959 (article diffuse par la suite par la Voix de la République algérienne, Le Caire, 16 décembre 1959). Reproduit par Philippe Tripier, Autopsie de la guerre d’Algérie, Paris, Editions France-Empire, 1972, p. 611.
[33] Notamment dans sa conclusion, op. cit., p. 90.
[34] Pierre Daum, op. cit., p. 68.
[35] Kocher-Marboeuf, op. cit., t. 1, , p.p 578-579.
[36] Jordi, op. cit., p. 129.
[37] Pierre Daum, op. cit., p. 58.
[38] Ibid.
[39] Pierre Daum, op. cit., p. 55.
[40] Selon Le pouvoir et la vie de Valéry Giscard d’Estaing, t. 2, L’affrontement, Paris, Cie12, 1991, pp. 40 et 42
[41] Alain de Boissieu, Pour servir le Général, Paris, Plon, 1982, p. 152
[42] Voir Daniel Lefeuvre, “Les réactions algériennes à la propagande économique pendant la guerre d’Algérie”, dans La guerre d’Algérie et les Algériens, 1954-1962, Paris, Armand Colin, 1997, pp. 231-243.
[43] Mohammed Harbi, Le FLN, mirage et réalité, des origines à la prise du pouvoir (1945-1962), Paris, éditions J.A., 1980, pp. 330-336.
[44] Benyoucef Ben Khedda, L’Algérie à l’indépendance, La crise de 1962, Alger, éditions Dahlab, 1997, p. 43
[45] Mohammed Harbi, L’Algérie et son destin, Paris, Editions Arcantère, 1992, p. 169.
[46] Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, t. 2, Fayard, 1997, pp. 438 et 444. Cette expression est attestée dans un bulletin de renseignements date de mai 1946 : “Des menaces écrites sont introduites dans les boîtes aux lettres à Constantine : “Choisir : la valise - le cercueil”. Reproduit dans La guerre d’Algérie par les documents, t. 2, Les portes de la guerre, 1946-1954, Vincennes, Service historique de l’armée de terre, 1998, p. 121.
[47] Paris, Payot, 2010, 411 p.

 
Source : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=280
   

PIERRE DAUM
Journaliste, nostalgique du marxisme , Pierre Daum a collaboré au Monde, à L'Express et au Monde diplomatique avant d'être correspondant de Libération en Autriche. De retour en France en 2003, il a été correspondant du même journal en Languedoc-Roussillon.
En 2009, il a publié Immigrés de force. Les travailleurs indochinois en France (1939-1952), qui révèle l'utilisation forcée dans les usines d'armement de métropole, mais aussi dans la culture du riz de Camargue, de vingt mille paysans vietnamiens.
En parallèle à ses travaux de recherches sur le passé colonial de la France, il effectue régulièrement des grands reportages pour Le Monde diplomatique

 
   

PRÉFACE DE L'OUVRAGE PAR LE MILITANT - BENJAMIN STORA


Aucune étude approfondie n’avait jusqu’à présent été entreprise sur le sort des Européens et des Juifs restés en Algérie après 1962.
Le livre de Pierre Daum constitue dès lors une grande première. De façon érudite et passionnante, l’auteur remet en cause plusieurs idées reçues à propos du départ des Européens d’Algérie.

 

D’abord, bien sûr, celle de “l’arrachement” en quelques semaines de l’ensemble des membres de cette communauté. La thèse répandue depuis un demi- siècle est connue : un million de personnes seraient parties brusquement, entre avril et juillet 1962, fuyant les exactions du FLN.
Chiffres à l’appui, tirés de sources nombreuses et pertinentes, Pierre Daum nous livre une autre version, peu connue et dérangeante, mais bien plus conforme à la réalité : deux cent mille Pieds- noirs sont restés après l’été 1962, finissant leurs jours dans leur pays, ou partant ensuite progressivement au cours des décennies suivantes.
De tous âges, de toutes conditions, et de toutes régions. Ce chiffre est énorme, et bien peu de chercheurs de l’histoire contemporaine algérienne (et je suis de ceux- là !) l’ont jusqu’à présent véritablement souligné.
Pourtant, que de leçons à retenir d’une telle présence, si massive.
En particulier sur les possibilités effectives de rester, mais aussi sur l’état de cette communauté européenne dans ses opinions politiques, sa détresse affective, son désarroi social, ses désirs de vie au sortir d’une terrible et si cruelle guerre d’Algérie.
Et voici remise en cause une autre idée : tous les “Pieds- noirs” n’étaient donc pas d’affreux colonialistes, attachés à leurs privilèges.
Nombre d’entre eux ont voulu tenter l’aventure d’une autre Algérie, plus fraternelle, plus égalitaire. Les témoins interrogés sont de modestes instituteurs, des ouvriers, ou des étudiants à l’époque. Ils n’étaient pas tous des partisans de l’indépendance, certains étant même des sympathisants de l’OAS dans les dernières secousses de l’Algérie française.
Autre idée reçue que ce livre prend à contre- pied : celle des accords d’Evian, élaborés trop rapidement, qui auraient ensuite été trahis par les responsables algériens arrivés au pouvoir.

En fait, dans un long texte introductif, Pierre Daum montre bien comment les négociateurs français à Evian ont réussi à offrir aux Français une situation “normale”, avec le droit de choisir en toute liberté de rester Français ou de devenir Algérien – et dans ce cas, ils ne perdaient pas leur nationalité d’origine. A l’été 1962, au moment de l’organisation de la future

Assemblée algérienne, seize sièges sur cent quatre- vingt- seize furent réservés aux anciens Pieds- noirs.

Pierre Daum note très justement : “Respectant à la lettre les accords d’Evian, la nouvelle Algérie offrit en fait une surreprésentation à ses anciens dominateurs, 7,5 % de l’Assemblée alors qu’ils ne représentaient, à ce moment- là, plus que 4 % maximum des neuf millions d’habitants.”
Au plan chronologique, et cela est important, ce n’est qu’une année plus tard, en mars puis en août 1963, que des textes votés par l’Assemblée nationale algérienne remettent en cause ces principes.
Avec l’article 4 de la Constitution qui stipule que “l’islam est religion d’Etat”, ce qui est une remise en cause d’une Algérie laïque et multiculturelle ; et, surtout, l’article 34 du Code de la nationalité qui dit que sont “Algériens d’origine, les personnes nées depuis deux générations sur le sol algérien de parents musulmans”. On verra dans les témoignages rapportés dans le livre, combien cette mesure fut à l’origine de la véritable cassure entre “Européens” et “Musulmans”. Georges Morin, à l’époque instituteur ayant choisi de rester dans sa ville de naissance, Constantine, dit ainsi : “Donc, j’étais exclu. Je ne voulais pas devenir Algérien de seconde zone. Je disais à mes copains : Vous vous êtes battus cent trente ans pour ne plus être des Français de seconde zone, et maintenant, c’est moi qui dois être relégué ? Non, je ne marche pas.”

En une année, de l’été 1962 à celui de 1963, le poids politique des Européens dans l’Algérie indépendante s’est considérablement amenuisé. La poignée de députés européens encore présents dans la nouvelle Assemblée algérienne ont lutté pied à pied pour distinguer la nationalité et la citoyenneté, de l’appartenance à la religion musulmane. Des Juifs indigènes algériens, dont certain avaient combattu pour l’indépendance, ont eux aussi tenté, en vain, de faire prévaloir cette distinction entre nationalité et religion. Il faut ainsi lire le témoignage, poignant, de Jacques Choukroun, lorsqu’il évoque la mémoire de son père, décidant du départ après les incidents qui surviennent au moment de la guerre des Six Jours en 1967.
Ce combat essentiel était bien symptomatique des problèmes à venir, de la nature même de l’Etat- nation en construction en Algérie à ce moment. Mais rien n’était acquis, joué d’avance.

Il en est de même, et Pierre Daum le montre en s’appuyant sur des sources très précises (ministère français des Affaires étrangères, Journal officiel algérien, ministères algériens du Travail, du Logement), de la question des fameux “biens vacants”.
En fait, les logements laissés libres après le départ de leurs occupants européens ont été progressivement occupés, rachetés, revendus, ou loués.
Et les témoignages évoquent aussi la question de la terre, de l’indemnisation des Rapatriés, ou du passage du statut de “Pied- noir” à celui de “coopérant”.
Toutes les questions soulevées dans ce livre obligent à réfléchir sur la construction d’une force politique “pied- noire” qui aurait pu négocier avec les nationalistes algériens, avant, pendant et après la guerre, sur leur place dans l’Algérie à construire. Mais les “Européens” avaient choisi leur appartenance à la nation française, et beaucoup parmi eux n’ont jamais voulu concevoir une nation algérienne ayant une vie séparée de la métropole coloniale, et traitant tous ses habitants sur un même pied d’égalité.

Un des intérêts du livre de Pierre Daum est de se situer hors des sentiers idéologiques occupés depuis bien longtemps par les partisans de la “nostalgérie”. Pour nombre d’entre eux, tout était dit avant que l’histoire ne s’accomplisse. L’auteur ne verse pas pour autant dans la version parfois angélique portée par les “Pieds- rouges”, ces coopérants révolutionnaires venus construire le socialisme après 1962, et qui ne se sont guère préoccupés du sort des Pieds- noirs restés sur place. Les personnes en France qui portent l’Algérie au coeur (anciens soldats ou Pieds- noirs, immigrés ou “coopérants”) se sont aussi bien souvent séparées
de cette minorité importante, porteuse de liens possibles entre les deux rives de la Méditerranée. Et pourtant, à la lecture de ce livre, le lecteur devine que cette présence pouvait contribuer à tisser d’autres rapports entre l’Algérie et la France, dès le début de l’indépendance.
Ces femmes et ces hommes qui sont restés après 1962, et qui ont tenté l’aventure d’une autre Algérie, voilà que l’on entend pour la première fois, vraiment, leurs voix. On découvre leurs
visages. Ils disent les joies et les peines de l’Algérie postcoloniale, mais aussi leur étonnement devant un pays qu’ils ne connaissaient pas bien, l’amitié des Algériens musulmans, leur absence de désir de revanche ; ils disent, aussi, la force d’un nationalisme musulman à base religieuse, pouvant conduire à tous les excès.
Il y a également dans leurs propos des anecdotes savoureuses sur la vie nouvelle dans l’Algérie indépendante. Et les moments de leur départ scandent à chaque fois des étapes cruciales de l’Algérie d’après 1962 : l’adoption d’un Code de la nationalité en 1963, le coup d’Etat de Boumediene en 1965, la guerre israélo- arabe de 1967, la nationalisation du pétrole en 1971, la fin de l’ère Boumediene, la décennie noire…
C’est dire toute l’importance de cet ouvrage pour une connaissance intime de l’histoire contemporaine de l’Algérie. BENJAMIN STORA

 

Du mensuel Monde Diplomatique de janvier 2012


Ce qui est regrettable en revanche c’est la dérive idéologique des deux  rédacteurs qui se laissent aller dans un exposé partial.
On a par exemple droit de temps en temps à de la propagande castriste, comme si Cuba était un petit paradis…
Mais passons.

Sur l’après-Évian, Pierre Daum essai d’établir une nouvelle histoire officielle comme son complice Benjamin Stora, d’après lui  200 000  Français d’Algérie  (sur un million environ) n’ont pas fait le choix de la valise ou du cercueil à l’été 1962 et ils ont parié sur le sauvetage de leurs maigres biens.
Ils sont restés aux pires heures, mais ils ont été rejetés dès l’année suivante par une Algérie étatisée et islamisée où seuls des « pieds rouges » nouveaux venus (mal défalqués du chiffre global dans le livre) croyaient encore à la fable progressiste.
Les « pieds rouges » seront jetés au dehors en fin 1965, avec d’autres terroristes comme Mohammed Larbi un lâche qui a abandonné son pays, par la sécurité militaire.


Voici ce que cet envoyé spécial du Monde Diplomatique a publié dans l’édition de janvier 2012 du mensuel.


ORAN, cinquante ans après. Le vieil homme ajuste avec habileté son beau turban immaculé. « Vous êtes sûr qu’il faut reparler de cela, soulever toute cette boue ? Cela fait si longtemps ! Ici, on préfère oublier. » Il y a plus d’un demi-siècle, cet homme – qui ne veut pas donner son nom – participa à la guerre de libération de son pays. Sous-officier de l’Armée de libération nationale (ALN) [1], il se retrouva souvent, mitraillette au poing, à combattre des soldats français. Même si, très pieux, il n’aime pas évoquer tous ces morts, il reste convaincu de la justesse de son combat d’alors. « Vous, vous êtes français, lance-t-il sur un ton provocateur. Vous ne saurez jamais ce que c’est que d’être considéré comme un bougnoule ! Et en plus, dans son propre pays ! » En revanche, à l’évocation de la journée du 5 juillet 1962 à Oran, à laquelle il a participé, son regard se brouille. « Même si j’ai tout fait pour arrêter la tuerie, cette journée reste une honte pour nous... »

Ce jour-là, l’Algérie tout entière fêtait son indépendance. Dès le petit matin, dans chaque ville, dans chaque village, des millions d’Algériens envahirent les rues, brandissant des milliers de drapeaux vert et blanc, dansant, riant, chantant. Les quatre cent mille Français encore sur place (sur un million avant la guerre), d’abord un peu inquiets, finirent pour certains par se mêler à la foule. Aucun incident, nulle part, ne fut relevé. Sauf à Oran. Dans la grande métropole de l’Ouest, où se trouvaient toujours cinquante mille pieds-noirs, aux côtés de deux cent mille Algériens, la fête se transforma soudain en tuerie. Pendant quelques heures, une chasse à l’Européen s’organisa, et des dizaines, voire des centaines d’hommes et de femmes furent massacrés à coups de couteau, de hache et de revolver.

Tout avait pourtant bien commencé. « C’était un jeudi, il faisait très chaud ce jour-là, se souvient M. Hadj Ouali, qui avait 18 ans à l’époque. Avec ma famille, nous habitions le quartier Saint-Antoine, mais l’OAS [2] nous avait plastiqués trois fois, et nous avions été obligés de déménager à Ville-Nouvelle, où ne vivaient que des Algériens. Ce matin du 5 juillet, tout le quartier est descendu au centre- ville, en direction de la place d’Armes. Soudain, un peu avant midi, on a entendu des coups de feu. Sans qu’on sache très bien d’où ils venaient, ni qui tirait, la rumeur est partie : “C’est l’OAS qui nous tire dessus !”  [3] Tout le monde s’est mis à fuir, ça tirait de tous les côtés. Ensuite, on ne peut pas savoir ce qui s’est passé. Personne ne peut vous le dire. C’est pas possible ! Parce que vous êtes pris dans un engrenage, et quand vous vous réveillez... Il y a eu beaucoup de morts, c’est certain. » Quand on lui demande si lui-même s’est retrouvé à tuer quelqu’un ce jour-là, il esquive avec un rire crispé : « Ne me faites pas dire ce que je ne vous ai pas dit ! Non... Je vous dis que les gens étaient pris dans un engrenage, et puis... il s’est passé ce qui s’est passé... Toute cette histoire-là, il faut l’oublier... » On insiste. Qu’a-t-il vu là, au centre-ville, à partir des premiers coups de feu ? « J’ai oublié. » Long silence. « Ma mémoire s’est effacée. »

On n’obtiendra pas plus de cet homme, ni des nombreux Oranais rencontrés, qui ont assisté de trop près, voire participé, aux horreurs perpétrées ce jour-là contre les Européens. Certains, moins impliqués peut-être, ont accepté de témoigner, tel M. Rachid Salah, jeune instituteur à cette époque. « Un coup de folie, une foule hystérique qui ne se contrôle plus, l’explosion d’une rage accumulée..., je ne sais pas comment appeler cela autrement, tente de décrire l’ancien enseignant, devenu plus tard policier. A un moment, je me suis retrouvé sur l’Esplanade, à Ville-Nouvelle. Là, devant une foule hystérique, je vois un homme attraper un Français et lui ouvrir le ventre avec un couteau, sous les yeux de son fils. J’essaye d’empêcher le petit garçon de voir, et alors la foule se met à hurler contre moi ! J’ai vite déguerpi, je suis allé me réfugier chez ma copine, boulevard Paul-Doumer, à la frontière avec Plateau-Saint-Michel. De son balcon du premier étage, j’ai vu des petits groupes de quatre ou cinq pieds-noirs emmenés par des Algériens hystériques. Pas des soldats, pas des fedayins [4], non, juste des gens hystériques. »

Tous les témoins le confirment : tandis qu’une grande partie des manifestants rentrent précipitamment chez eux, d’autres restent au centre-ville, dans ces rues strictement européennes depuis de si longs mois, et se déchaînent contre n’importe quelle personne au faciès trop « français ». « C’est vrai que c’est horrible, mais on ne peut pas parler du 5 juillet sans parler de ce que nous avons subi avant, s’emporte M. Mokhtar Boughrassa, Oranais de 80 ans, pourtant toujours très posé. Moi, j’ai eu un beau-frère qui a été arrosé d’essence et brûlé vif, Plateau-Saint-Michel, rue Dutertre, en octobre 1961, lors d’une manifestation de pieds-noirs. C’est un cas parmi des milliers ! A partir de l’été 1961, tous les jours, à Ville-Nouvelle, nous avions des morts, abattus comme des lapins par des tireurs pieds-noirs postés en haut des immeubles proches de notre quartier. Et parfois, ils nous balançaient même des obus de mortier ! Un jour, ma fille devait avoir 3 ou 4 ans, elle marchait dans la rue, accompagnée par une voisine de 9 ans qui la tenait par la main. Celle-ci a été abattue par un type embusqué en haut de la rue Stora, Plateau-Saint-Michel, avec deux balles dum-dum. Elle est tombée, sa main dans celle de ma fille... »


La foule a laissé exploser sa rancœur, comme un abcès qui crève


M. Saddek Benkada a été maire d’Oran de 2007 à 2010. Avant cela, il s’est surtout illustré par ses travaux universitaires sur l’histoire de la ville pendant la période ottomane. En 1980, avec son collègue Fouad Soufi, il a entrepris de reconstituer ces derniers mois de la présence française à Oran. « On a du mal à imaginer la pression et les souffrances endurées par les Algériens d’Oran pendant l’année qui a précédé ce 5 juillet, explique M. Benkada. Certes, le Front de libération nationale [FLN] tentait de répliquer, mais le combat était complètement inégal. L’OAS, qui jouissait de complicités dans l’armée et l’administration, disposait d’un armement considérable, alors que les fedayins se partageaient un petit pistolet pour un groupe de cinq ou six. J’ai retrouvé la liste complète de tous les morts algériens à Oran entre le 1er janvier et le 30 juin 1962 : il y a eu 859 victimes musulmanes, contre une poignée de tués européens. Un événement particulièrement traumatisant fut l’explosion simultanée de deux voitures piégées, le 28 février 1962, sur l’Esplanade, au cœur de Ville- Nouvelle. Il y a eu 78 morts, sans compter les corps trop pulvérisés pour être reconstitués. C’était un soir de ramadan, des milliers de lambeaux de chair se sont répandus sur la foule très nombreuse. Le 5 juillet, c’est cette foule-là, continuellement agressée par l’OAS depuis un an, qui soudain a laissé exploser sa rancœur, comme un abcès qui crève [5]. »


« Maintenant, laissez-nous nous venger nous-mêmes »


Les autorités sont très vite débordées. Mais, d’abord, quelles autorités ? C’est là une des explications de l’ampleur du massacre. Car ce jour-là à Oran, ceux qui auraient dû maintenir l’ordre en ont été incapables. L’armée française, commandée par le général Joseph Katz, n’a plus le droit d’intervenir : depuis la proclamation de l’indépendance, le 3 juillet, elle se trouve en territoire étranger. Les ordres sont formels : interdiction de sortir des casernes ; c’est aux Algériens d’assurer l’ordre. Sauf que ces derniers n’ont pas encore eu le temps de s’organiser. De surcroît, ils sont minés par des conflits internes. Pendant la guerre, seuls les fedayins se battaient à Oran, organisés en une multitude de petits groupes, en principe rassemblés sous l’autorité de deux chefs : Si Abdelbaki, responsable de Ville-Nouvelle, et Si Abdelhamid, responsable de Lamur, Médioni, Victor- Hugo et Petit-Lac. Dans les faits, les contraintes de la clandestinité ont rendu très difficile l’exercice hiérarchique du pouvoir, et chaque groupe s’est peu à peu mis à fonctionner de façon autonome.

« La situation a empiré après le cessez-le-feu, le 19 mars 1962 : ceux qui n’avaient pas fait la révolution, les “marsiens” [en référence au 19 mars], sont soudain devenus de grands combattants !, s’indigne M. Mohamed Benaboura, torturé par l’armée française, incarcéré pendant quatre ans avant de devenir en 1961 responsable FLN de Derb, le quartier juif d’Oran. Le problème, c’est qu’ils sont devenus des voyous et des pillards. » « Le groupe le plus terrible, précise Soufi, était celui de Petit-Lac, commandé parAttou Moueddène, qui sombre dans le banditisme et le crime. A partir d’avril 1962, ce groupe attaque des voitures sur la grande route longeant son quartier, en assassinant les passagers. » A ce moment-là, l’ALN dépêche à Oran un de ses officiers, le capitaine Bakhti, appuyé par très peu d’hommes, pour prendre le contrôle des groupes de fedayins. Si Abdelbaki accepte de coopérer, mais pas Si Abdelhamid. A l’approche du 5 juillet, ce conflit d’autorité se double d’une tension politique : dans la lutte de pouvoir entre le duo Houari Boumediène–Ahmed Ben Bella [6] et les membres du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), le capitaine Bakhti choisit les premiers, et Si Abdelhamid les seconds.

« Bref, le 5 juillet, nous étions complètement dépassés, admet l’homme au turban, qui faisait partie de la garde rapprochée de Bakhti. Chacun a agi comme il a pu. Moi, j’étais sur le boulevard Clemenceau [en plein centre-ville], pour essayer d’empêcher la population musulmane hystérique de pénétrer plus avant dans le quartier européen. Derrière moi, quelques-uns de mes hommes, aidés par des civils algériens qui avaient gardé la tête froide, faisaient monter le maximum d’Européens dans des bus ou des voitures, pour les emmener vers la grande salle qui se trouve à l’entresol de la nouvelle préfecture, gardée par des policiers algériens en qui j’avais confiance. Ces gens-là ont pu être ramenés plus tard à leur domicile. » M. Benaoumer Moueddène, de son nom de résistant Si Omar, était le numéro deux des fedayins, après Si Abdelhamid. Il était aussi l’oncle d’Attou Moueddène : « Moi, j’étais devant le commissariat du quartier Saint -Antoine, rue de Tlemcen. Des Algériens nous amenaient des Européens que nous faisions entrer à l’intérieur du commissariat pour les protéger de la foule, qui essayait de s’en emparer avant qu’ils entrent. Les gens nous hurlaient dessus : “Vous n’avez rien fait pendant que l’OAS assassinait nos familles, maintenant, laissez-nous nous venger nous-mêmes !” » Selon Soufi, certains éléments de l’ALN n’ont pas hésité à tirer sans sommation sur des Algériens qu’ils voyaient maltraiter un Européen.

Aux environs de 14 heures, le calme revient peu à peu dans les rues du centre-ville. Mais quelque chose se passe à Petit-Lac. Une grande partie de la foule a reflué vers ce quartier strictement musulman, en périphérie sud-est de la ville. Un quartier qui se prolonge au sud par l’immense décharge publique d’Oran. M. Kader Benahmed avait 14 ans à cette époque. Avec une bande de copains, il est descendu le matin à la place d’Armes. Après les premiers coups de feu et la panique, les adolescents ont suivi la foule. « A Petit-Lac, tout le monde y allait. La foule était énorme. On a essayé de s’approcher de la décharge, mais les adultes nous faisaient fuir avec des pierres, pour qu’on n’assiste pas à l’opération. » Quelle opération ?


« Il fallait classer le dossier, trouver des coupables »


Aucun de nos interlocuteurs n’a vu quoi que ce soit. Mais tout le monde a entendu parler de la même histoire : des hommes de l’équipe d’Attou Moueddène auraient sillonné en voiture les quartiers européens périphériques, raflant au hasard des Européens pour les emmener en bordure de la décharge. Là, une dizaine de tueurs les auraient exécutés, avant d’enfouir leurs corps dans la décharge. « Non, ce n’est pas possible !, soutient l’homme au turban, le seul de tous ceux que nous avons rencontrés à avoir été présent à la décharge cet après-midi-là. Entre 15 heures et 19 heures, j’ai fait entre cinq et dix allers-retours à Petit-Lac. Le centre-ville était jonché de cadavres, il fallait trouver une solution. Le cimetière européen ? Dans quel caveau ? Quant à la morgue de l’hôpital, elle était déjà pleine. Ce n’est pas très joli à dire, mais on a choisi la décharge. Des groupes étaient chargés d’aller ramasser les cadavres et de les transporter à Petit-Lac. Là, deux bulldozers récupérés sur un chantier attenant ont permis de les ensevelir. » Combien de cadavres ont ainsi été enfouis ? En France, les pieds- noirs parlent de trois cent cinquante, huit cents, mille, certains même de cinq mille. « Même trois cent cinquante, c’est complètement exagéré !, poursuit le vieil homme avec vigueur. Tout l’après-midi, à chaque fois que j’arrivais à la décharge, je demandais à mes hommes combien ils en avaient ensevelis. Dix, cinquante, cent... A la fin de l’opération, il y en avait eu entre cent cinquante et cent soixante. »

Le soir même, alors que le calme est complètement revenu, le capitaine Bakhti, qui entre-temps a demandé officiellement au général Katz de l’aider à rétablir l’ordre, déclare que les coupables vont être châtiés. Mais quels coupables ? Une foule en délire ? Impossible de désigner des responsables. Attou Moueddène et sa bande constituent alors les coupables idéaux  [7]. Le soir même, le truand est arrêté avec quelques-uns de ses lieutenants. Trois jours plus tard, grâce à des renforts de l’ALN, Bakhti lance un vaste coup de filet dans les quartiers Victor- Hugo et Petit-Lac. Le 10 juillet, il peut convoquer la presse et présenter fièrement deux cents prisonniers. « Ils passeront devant un tribunal militaire. S’ils sont coupables, ils seront fusillés ! [8] »

En vérité, aucun procès n’aura lieu. Après avoir laissé les suspects en détention une quarantaine de jours, M. Ben Bella, qui a besoin de soutien dans sa lutte pour le pouvoir à Alger, ordonne leur libération. Quant au général Katz, il se contentera du nombre de morts trouvés à la morgue, et annoncé à la presse : vingt-cinq Européens et soixante-seize Algériens. Parmi ces derniers, certains furent peut- être tués par des éléments résiduels de l’OAS, ou par des Français qui tentaient de se défendre. D’autres ont été écrasés par les mouvements de foule, ou sont tombés sous les tirs de soldats français postés devant leur caserne, ou encore ont été exécutés sans sommation par les militants du FLN qui tentaient de sauver des Européens. Quoi qu’il en soit, alerté par la présence éventuelle d’un charnier à la décharge de Petit-Lac, Katz enverra un officier de gendarmerie vérifier, puis déclarera que ce ne sont qu’« allégations invraisemblables [9] ».

Comment est-ce possible ? « La France, il lui tardait de se débarrasser de ce bâton merdeux qu’était le problème algérien, répond tranquillement l’homme au turban. Il fallait classer le dossier, trouver des coupables, salam alaykoum !, et tout le monde s’en va ! Le vrai coupable, c’est une population prise d’hystérie collective, qui venait de subir cinq morts par jour pendant six mois. L’important, le 6 juillet, c’était d’arriver à la conclusion essentielle que ni le gouvernement algérien, ni l’ALN, ni le FLN n’y étaient pour quoi que ce soit, qu’ils avaient respecté les accords d’Evian, et qu’on pouvait s’engager dans la coopération. Là-dessus, les chefs de Katz comme ceux de Bakhti étaient d’accord. Pour cela, il ne fallait pas dire qu’il y avait cent cinquante morts... »

Au moment de mon départ d’Oran, l’ancien maquisard propose de m’accompagner à l’aéroport. La route longe le quartier de Petit-Lac. Comme nous sommes en avance, je lui demande s’il veut bien faire un détour pour me montrer l’endroit exact où furent enterrés les corps. Sans un mot, le vieil homme bifurque sur la droite, roule quelques centaines de mètres, puis immobilise son véhicule. Il me désigne alors un bout de terrain vague : « C’est là », prononce- t-il d’une voix nouée, les yeux soudain rougis. Il reste immobile, son turban défait.

Pierre Daum

Etudes biaisées, mémoire sélective

Le drame du 5 juillet 1962 à Oran reste peu connu en France, sauf parmi les rapatriés d’Algérie, qui en font un élément fondamental de leur mémoire. Souvent en instrumentalisant cette terrible journée pour justifier, a posteriori, l’impossibilité pour eux de « vivre avec les Arabes ». Dans les reportages sur les pieds-noirs revient régulièrement une phrase : « Après le 5 juillet à Oran, on a compris qu’ils ne voulaient pas de nous, qu’on devait partir ! [*1] » Or, depuis un demi-siècle, ne circule en France que leur version, alimentée par les récits terrifiés de ceux qui ont vécu cette journée – ou de ceux qui en ont simplement entendu parler : « J’ai mon cousin qui y était, il m’a raconté... »Au début des années 1980, la revue pied-noire L’Echo de l’Oranie entreprit un important travail de collecte de cette mémoire, publié dans un ouvrage en trois volumes, L’Agonie d’Oran, sous la direction de Geneviève de Ternant (éd. Gandini, Nice, 1985-2001)  [*2].

Les seuls historiens à avoir travaillé sur le sujet, Jean Monneret et Jean-Jacques Jordi [*3], ont ceci de particulier d’être tous les deux non seulement nés en Algérie, mais idéologiquement marqués par la défense des pieds-noirs, considérés comme les éternelles victimes du Front de libération nationale (FLN), des « Arabes », du général de Gaulle, des médias, etc. Leurs travaux s’appuient essentiellement sur des récits de pieds-noirs et sur les archives militaires de l’armée française.

Aucun ne semble avoir songé à se rendre en Algérie afin de confronter ses sources aux témoignages des Algériens. Il en résulte des études tronquées, pleines de fausses interprétations, et systématiquement orientées vers la théorie selon laquelle les pieds-noirs ont été obligés de partir, car c’était « la valise ou le cercueil » [*4]. Or, après deux semaines de fuite affolée, les départs des Français d’Oran ralentirent considérablement. « Dès août, le sentiment de sécurité était totalement revenu », se souvient M. Guy Bonifacio, qui n’a jamais quitté sa ville natale. En 1965, Oran comptait encore plus de vingt mille pieds-noirs.

Pierre Daum

Notes

[1] L’ALN constituait le bras armé du Front de libération nationale (FLN), principal mouvement indépendantiste algérien.
[2] Créée en février 1961, l’Organisation armée secrète (OAS) regroupa pieds-noirs et militaires dans un combat terroriste en faveur de l’Algérie française. On estime à plus de trois mille le nombre de victimes musulmanes de l’OAS.
[3] Comme le précise Fouad Soufi, « même si les cadres de l’OAS avaient fui en Espagne fin juin, personne n’a jamais prouvé qu’il ne restait pas des membres de l’organisation à Oran le 5 juillet ». Quant à la population européenne et juive en général, « elle avait, dans sa grande majorité, approuvé les actions de l’OAS ». Cf. Fouad Soufi, « L’histoire face à la mémoire : Oran, le 5 juillet 1962 », colloque de 2002, Paris, consultable sur ce site.
[4] Les fedayins sont les résistants des villes ; les moudjahidins, les combattants des campagnes et des montagnes.
[5] Cf. Saddek Benkada, « Le retour à l’événement : la réinscription mémorielle de la journée du 28 février 1962 à Oran », colloque de l’université de Skikda, 2008, www.univ-skikda.dz
[6] Chef de l’état-major de l’ALN, Houari Boumediène devient vice-premier ministre du premier gouvernement de l’Algérie indépendante, en septembre 1962, avant de se retourner contre le président Ahmed Ben Bella lors d’un coup d’Etat, en juin 1965.
[7] Dans la mémoire oranaise, Attou Moueddène incarne le personnage du tueur répugnant, incarnation facilitée par son métier d’égorgeur aux abattoirs de la ville. Il est décédé à Oran le 10 septembre 2011. Si Abdelhamid est mort le 28 septembre 2011 dans un hôpital parisien.
[8] L’Echo d’Oran, 12 juillet 1962.
[9] Joseph Katz, L’Honneur d’un général, Oran 1962, L’Harmattan, Paris, 1993.
[*1] Cf. Gilles Pérez, Les Pieds-noirs. Histoires d’une blessure, 156 minutes, première diffusion sur France 3 le 18 novembre 2006.
[*2] Auxquels s’ajoutent deux autres recueils de souvenirs : Gérard Israël, Le Dernier Jour de l ’Algérie française, Robert Laffont, Paris, 1972, et Alain-Gérard Slama, « Oran, 5 juillet 1962 : le massacre oublié », L’Histoire, n° 231, Paris, 1999.
[*3] Jean Monneret, La Tragédie dissimulée. Oran, 5 juillet 1962, Michalon, Paris, 2006, et Jean-Jacques Jordi, Un silence d’Etat, Soteca, Paris, 2011.
[*4] Pour une étude critique de cette théorie, cf. Pierre Daum, Ni valise ni cercueil. Les pieds-noirs restés en Algérie après l’indépendance, Actes Sud, Arles, 2012.

   
Mise en ligne le 17 juin 2012 16h CET