Note du rédacteur
- Le premier est un article rédigé par mes soins montrant que le nombre de supplétifs de statut civil de droit commun n'a jamais été égal à 9 000 comme cela est mis en avant par les Pouvoirs Publics : le nombre réel de supplétifs de statut civil de droit commun est de l'ordre d'environ 300
-le second est un article rédigé par Monsieur Christian MIGLIACCIO, Président de l'Union Nationale Laïque des Anciens Supplétifs (UNLAS) qui présente le vécu d'un supplétif de statut civil de droit commun, vécu semblable à celui de nombreux supplétifs de statut civil de droit local.
Il est important que ces deux articles soient publiés afin que la vérité éclate au grand jour car les Pouvoirs Publics s'évertuent à donner de mauvaises informations, pour ne pas dire de fausses informations tant sur le nombre que sur les conditions de vie des supplétifs de statut civil de droit commun pendant la guerre d'Algérie.
Serge AMORICH, délégué national de la Fédération Nationale des Rapatriés (F N R) pour les questions de retraite .
Ils n'étaient que 300...
C'est à la page 38 du rapport de Monsieur le Député Michel DIEFENBACHER qu'apparaît pour la première fois le nombre de 9 000 personnes qui seraient potentiellement des supplétifs de statut civil de droit commun.
Monsieur Christian MIGLIACCIO, Président de l'Union Nationale Laïque des Anciens Supplétifs (UNLAS) a interrogé à ce sujet le Président de la Mission Interministérielle aux Rapatriés (MIR) qui lui a répondu par un courrier en date du 27 décembre 2005.
Il convient d'analyser la méthode de dénombrement utilisée par le Service Central des Rapatriés (SCR), de la remettre en cause pour non-conformité à la théorie des sondages et d'apporter autant que faire se peut une solution rigoureuse à la mesure du nombre de supplétifs de statut civil de droit commun.
A) la méthode de dénombrement utilisée par le SCR
Le SCR a raisonné sur 240 Sections Administratives Spécialisées (SAS).
Pour chacune des SAS en question, il a comptabilisé les personnes ayant un nom à consonance européenne (DURAND, DUPONT, GIMENEZ...).
Ce dénombrement effectué pour chacune des 240 SAS a donné lieu ensuite à une sommation puis à l'application mécanique de la règle de trois afin de tenir compte des autres SAS non prises en compte, des Groupes Mobiles de Sécurité (GMS) et des Harkas.
Au cours de la guerre d'Algérie, il y a eu environ 740 Sections Administratives Spécialisées et Sections Administratives Urbaines, 110 Groupes Mobiles de Police Rurale devenus Groupes Mobiles de Sécurité et 900 Harkas.
Si l'approche du SCR semble séduisante, elle n'en est en pas moins sujette à caution pour deux raisons :
avoir un nom à consonance européenne ne veut pas dire être supplétif de statut civil de droit commun. En effet, de nombreux appelés et militaires de carrière ont été détachés ou versés dans les formations supplétives ou mis à disposition des formations supplétives.
Par voie de conséquence, ils ne devraient pas être comptabilisés en tant que supplétifs de statut civil de droit commun.
Être supplétif de statut civil de droit commun repose sur les trois conditions suivantes :
être de statut civil de droit commun, c'est à dire être de souche européenne (CONDITION 1)
avoir été recruté avec un contrat de supplétif comme l'ont été les supplétifs de statut civil de droit local (CONDITION 2)
avoir servi en Algérie dans une des formations supplétives françaises (CONDITION 3) comme cela a été le cas pour les supplétifs de statut civil de droit local
l'utilisation arbitraire et non fondée d'une durée moyenne des périodes d'engagement.
La durée moyenne prise en compte est inappropriée d'une part parce que celle-ci a été calculée sur l'ensemble des supplétifs quel que soit leur statut (statut civil de droit commun et statut civil de droit local) et d'autre part parce qu'il n'y a pas eu de rotation pour les personnes de statut civil de droit commun (les personnes concernées sont restées pendant toute la durée de la guerre à partir du moment où elles avaient choisi de devenir supplétifs).
La méthode utilisée par le SCR n'est donc pas rigoureuse pour estimer/dénombrer le nombre de supplétifs de statut civil de droit commun. Elle l'est d'autant moins qu'elle ne respecte pas les principes fondamentaux de la théorie des sondages.
B) un retour à la théorie des sondages
Construire un échantillon permettant d'extrapoler les résultats obtenus à l'ensemble de la population d'où il a été tiré nécessite que le tirage soit effectué en respectant certaines règles.
L'échantillon doit être représentatif de la population d'origine. Or, dans l'échantillon construit par le SCR, il est admis implicitement que les supplétifs de statut civil de droit commun étaient présents sur tout le territoire de l'Algérie. Or, cela est faux : les supplétifs de statut civil de droit commun étaient surtout présents dans l'ouest de l'Algérie (principalement en ORANIE).
L'application de quelques observations sur telle ou telle SAS à l'ensemble des SAS n'est donc pas tenable d'un point de vue statistique : il eût fallu préventivement construire un échantillon de SAS représentatif de l'ensemble des SAS où il y avait des supplétifs de statut civil de droit commun avant de tenter une quelconque extrapolation des résultats.
La présence des supplétifs de statut civil de droit commun est non seulement variable d'une zone à l'autre de l'Algérie, mais une différence pourrait exister entre les diverses formations supplétives (SAS, GMS,...).
En conséquence, l'extrapolation effectuée par le SCR n'a aucune validité scientifique car l'échantillon construit n'est pas représentatif de la population étudiée (à savoir celle des supplétifs de statut civil de droit commun) : l'échantillon pris en considération est donc biaisé.
Ce constat est d'autant plus vrai que le phénomène observé (présence ou absence de supplétifs de statut civil de droit commun) conduit de facto à la construction de deux variables :
une variable indicatrice prenant la valeur 1 si la présence de supplétifs de statut civil de droit commun est effective dans l'unité considérée, 0 dans le cas contraire
une variable de dénombrement prenant les valeurs 0, 1, 2, 3 ou plus (ce qui est très rare) en fonction du nombre de supplétifs de statut civil de droit commun dans l'unité considérée
La construction d'un estimateur du nombre de supplétifs de statut civil de droit commun conduit du fait de la faiblesse du phénomène observé à devoir construire un échantillon basé sur une stratification croisant deux variables, la localisation géographique et le type de formation supplétive (SAS, GMS,...), et de taille relativement importante afin d'avoir une précision qui soit la meilleure possible.
C) la nécessité d'une approche plus rigoureuse
Au delà de l'approche figurant à la fin du paragraphe précédent qui conduit obligatoirement à avoir un taux de sondage très élevé (pour ne pas dire égal à 1), il convient à notre avis de procéder simplement en dénombrant exhaustivement les supplétifs de statut civil de droit commun.
La Fédération Nationale des Rapatriés (FNR) a interrogé l'Association des Anciens des Affaires Algériennes et Sahariennes (les SAS) et l'Association Nationale des Personnels des Groupes Mobiles de Sécurité (GMS) pour connaître le nombre de supplétifs de statut civil de droit commun.
Les Présidents des deux associations ont interrogé à leur tour les membres de leurs associations et la plupart d'entre-eux n'avaient aucun souvenir de la présence de supplétifs de statut civil de droit commun dans l'unité dont ils avaient la charge (certains ont même indiqué n'avoir jamais entendu parler de supplétifs de statut civil de droit commun). Le dénombrement effectué conduit à environ 150 supplétifs de statut civil de droit commun dans les SAS, 100 à 120 supplétifs de statut civil de droit commun dans les GMS.
Pour les Harkas, le Centre des Archives du Personnel Militaire de Pau dispose des listes exhaustives des membres et de leurs statuts : le dénombrement des supplétifs de statut civil de droit commun ne devrait pas poser de problème (nous estimons leur nombre à moins d'une centaine).
Ce constat montre bien que le nombre de supplétifs de statut civil de droit commun ne peut être de 9 000 et cela est d'autant plus vrai qu'il suffit de se reporter à certains éléments d'informations communiquées par les Pouvoirs Publics eux-mêmes et qui donnent une réalité très différente du nombre de supplétifs de statut civil de droit commun :
- le 14 août 1995, à une question écrite de Monsieur le Député Serge DIDIER (QE n° 28226 , page 3542 du JO Débats de l'Assemblée nationale – série Questions écrites), Monsieur le Ministre chargé des relations avec le Parlement a répondu « 369 demandes déposées par des Français de statut civil de droit commun en Algérie originaires d'Afrique du Nord ont été rejetées, sans qu'il soit besoin d'établir ou de vérifier, en ce qui les concerne, la réalité d'un engagement dans une formation supplétive ».
En 8 ans donc (de 1987 à 1995), ce ne sont que 369 demandes qui ont été déposées.
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Nous sommes très loin des 9 000 demandeurs potentiels mis en avant par le SCR.
-dans le rapport de Mesdames les DéputéesPatricia ADAM et Geneviève GOSSELIN - FLEURY , il est indiqué en page 335 du tome 1 « Le 4 février 2011, le Conseil constitutionnel a déclaré non-conforme à la Constitution cette disposition qui permettait, en faisant référence aux conditions d’acquisition de la nationalité française, de faire indirectement la distinction, au sein des formations supplétives, entre les harkis et les supplétifs de droit commun.
La suppression de cette référence a eu pour conséquence immédiate d’ouvrir le bénéfice de l’allocation aux membres des formations supplétives de statut civil de droit commun.
Le ministère évalue le nombre potentiel de personnes concernées à 9 119, pour un coût estimé de 270 millions d’euros.
À ce jour, plus de 300 demandes ont déjà été déposées en ce sens ».
Entre le 4 février 2011 et le 30 septembre 2013, 300 demandes émanant a priori de supplétifs de statut civil de droit commun ont donc été déposées.
Il convient d'attirer l'attention du lecteur que ces 300 demandes sont le fait de personnes qui avaient certainement déposé des demandes dans le cadre des lois de 1987 et de 1994 (en conséquence, les 300 demandes de la période allant du 4 février 2011 au 30 septembre 2013 sont obligatoirement incluses dans les 369 demandes de la période allant de 1987 à 1995).
Cela veut dire malheureusement que 69 personnes sont décédées entre-temps ou bien n'ont pas fait de demande (abandon, non connaissance de la décision du Conseil Constitutionnel du 4 février 2011 et des décisions du Conseil d'État du 20 mars 2013 malgré la campagne d'information menée par les associations de rapatriés,...).
Serge AMORICH, délégué national de la Fédération Nationale des Rapatriés (FNR) pour les questions de retraite
Notes
(1) Michel DIEFENBACHER, Parachever l'effort de la solidarité nationale envers les rapatriés – Promouvoir l'oeuvre collective de la France d'outre-mer, Rapport établi à la demande du Premier Ministre, Septembre 2003, 52 pages
(2) Les formations supplétives de l'armée française sont les suivantes : harkas, groupes d'auto-défense, maghzens, groupes mobiles de sécurité y compris groupes mobiles de police rurale et compagnies nomades, auxiliaires de gendarmerie, sections administratives spécialisées et sections administratives urbaines,...
(3) La réponse ministérielle à la question écrite de Monsieur le Député Serge DIDIER figure dans sont intégralité en page 3542 du Journal Officiel – Débats de l'Assemblée nationale – série Questions écrites du 14 août 1995
(4) Patricia ADAM et Geneviève GOSSELIN – FLEURY, Rapport faut au nom de la commission de la défense nationale et des forces armées, sur le projet de loi (n° 1473) adopté par le Sénat relatif à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale, document (1)
- (1) L’article 33 entend rétablir l’allocation de reconnaissance aux membres des formations supplétives | lire la suite |
Le vécu d’un supplétif de statut civil de droit commun
Christian Migliaccio
DR Bab el Oued Story
Je n’avais pas encore 18 ans, séminariste à Constantine, lors d’une visite chez mes parents à Bône j’ai été blessé, atteint d’une balle en plein cœur, tirée à bout touchant, évacué sur l’hôpital civil de Bône.
Après 25 jours de coma, des soins douloureux, j’attendais avec impatience l’appel de ma classe, pour servir mon pays la France.
Mon nom à consonance et d’origine italienne, bien que français par filiation (trois générations) ne me convenait pas. Je voulais que ma nationalité me soit délivrée pour mon service envers mon pays et quoi de plus beau que de mettre sa vie en jeu au service de son pays.
Le jour tant attendu, le Conseil de révision arriva, la sentence comme le couperet de la guillotine tomba : « Migliaccio Christian Exempté ». Compte tenu de la blessure reçue, l’Armée me jugeait inapte à porter les armes. Durant ma jeunesse studieuse j’avais rêvé d’être un Bayard, un Jean Moulin au service de la France, cette sentence a d’un seul coup détruit tous mes rêves et mes illusions. Cette seconde blessure (morale, cette fois-ci) fut pour moi, bien pire que celle par balle du F.L.N.
La France recherchait des supplétifs. Je me suis présenté à la préfecture de Bône pour m’engager. On m’a proposé les Sections Administratives Spécialisées. Ces postes étaient très demandés par des jeunes qui souhaitaient servir leur pays natal, notamment ceux qui en avaient été dispensé pour différentes raisons : d’âge, de conditions physiques, de chômage et diverses autres raisons, mais qui souhaitaient ardemment servir leur Patrie, à la seule condition ne pas être trop éloigné de leur famille. Conscient de cet impératif que j’ignorais, et pour ne pas être rejeté une nouvelle fois, j’ai indiqué au fonctionnaire recruteur que j’étais disposé à être affecté, là, où personne ne souhaitait aller.
Il m’a été proposé un poste de Moghazni à la Section Administrative Spécialisée de Bordj-M’raou- Sakiet-Sidi-Youssef « S.A.S. BATTOUM » sur la frontière tunisienne (entre la Ligne Morice et la ligne frontalière – sorte de « No mans Land ») à l’extérieur du barrage électrifié.
Je rassemble quelques affaires personnelles, je prends le train jusqu’à Souk-Ahras, l’échelon de liaison dont dépendait la S.A.S. C’était le 30 janvier 1958. Le lendemain un camion de la S.A.S. est arrivé. Présenté au lieutenant Charles Tumoine, Chef de S.A.S., je lui ai dit que je voulais m’engager dans son makhzen pour la durée de la guerre. Makhzen au demeurant peu nombreux au vu de sa position géographique, il m’a embauché.
Le 1er février 1958, je grimpais dans le camion où je me suis trouvé juché comme un vulgaire colis de marchandises, comme les sacs de blé, de ciment, les bouteilles de gaz, les paniers de nourriture et mille autres choses. Le camion de la S.A.S. s’intercala dans le convoi militaire à la C.C.S. de Souk–Ahras, pour les mêmes raisons de ravitaillement. C’était la 8ème compagnie du 23e Régiment d’Infanterie. Après quelques kilomètres d’une route goudronnée jusqu’au barrage électrifié. Nous empruntons une piste, environ une trentaine de kilomètres et le franchissement d’un col (M’raou) pour rejoindre le poste, dans des secousses permanentes. La trentaine de véhicules militaires et les deux véhicules de la S.A.S. jeep et camion, produisaient un nuage de poussière. Cette randonnée a durée plus de deux heures. Blanc de cette poussière, exténué par ce voyage des plus éprouvants, j’étais heureux d’être enfin arrivé à la S.A.S.
Dans l’après midi le lieutenant me convoque à son bureau pour un mini interrogatoire, il me pose quelques questions sur ma motivation. « si je savais parler l’arabe, me servir d’une machine à écrire », par contre aucune question sur mon état physique, car il n’y avait pas de visite médicale d’incorporation. Il m’informe que je suis engagé comme moghazni pour un mois, devant ma mine déconfite, il rajoute, ce contrat est renouvelable par tacite reconduction et peut durer jusqu’à la fin de la guerre sous réserve de la motivation à servir et pourra être dénoncé par l’une ou l’autre partie sans préavis, ce qui me redonne espoir, « Il rajoute, comme je n’ai pas de secrétaire, en plus d’être au makhzen, tu frapperas à la machine à écrire les rapports et les compte rendus que je te communiquerai ». J’ose lui dire que je m’étais engagé pour faire la guerre et défendre mon pays. Ne t’en fais pas, la guerre tu vas la voir de près, car nous sortons presque tous les jours. Sur ce il appelle son sous-officier (adjudant-chef) et lui demande de m’équiper.
Au magasin, il me donne 2 treillis rapiécés, mais propres et complets, un calot rouge, 2 pantalons de toile beige, 2 chemises de même couleur un chèche, 2 paires de grosses chaussettes en laine, 1 burnous de Laine, une paire de « Pataugas »,2 couvertures assez rêches. Nous passons à l’armurerie ; il m’affecte un vieux fusil Lebel et une centaine de cartouches encore dans leur boite en carton, une cartouchière avec brelage en gros cuir, et un ceinturon de cuir. L’adjudant-chef me montre sommairement comment armer le fusil et me conduit dans une grande salle du bordj où sont alignés de part et d’autre une trentaine de lits métalliques sur lesquels sont posés des paillasses (sorte de grands sacs remplis de paille), un polochon. A côté de chaque lit une caisse à munitions vide, qui servait de cantine et de table de nuit. Surpris, mais heureux je m’installais sur ce qui allait devenir ma nouvelle vie. Je m’habille en hâte, fusil à la bretelle, je vais rejoindre le mokhadem (sorte de sergent chef qui commande le Makhzen) il me demande mon nom, comme il le trouve compliqué, il me dit on va t’appeler « cristo » en fait il était très heureux et enchanté d’avoir parmi ses hommes un européen de droit commun, alors que l’ensemble de son makhzen était constitué de français musulmans de droit local. Par contre moi, j’étais très fier de servir ma patrie dans cette communauté composée de droit local et de droit commun que je représentais. Je n’ai jamais imaginé que quelques années plus tard, la patrie que j’ai servie, au péril de ma vie, avec mes frères de combat allait m’écarter de mes frères de droit local.
Les jours suivants j’ai eu droit à un apprentissage sommaire du maniement des armes, à la connaissance des grades militaires, pour le Makhzen c’était facile il n’y en avait qu’un celui de Mokhadem, pour l’armée régulière c’était plus compliqué, j’ai appris à marcher au pas, ainsi qu’à à tirer aux différentes armes, debout, à genoux, couché. L’Adjudant-chef, lui, faisait ses inspections de l’armement toutes les semaines, Il était intransigeant sur la propreté intérieure du Canon de l’arme, il fallait que cela brille, par contre pour la tenue vestimentaire il était moins exigeant. Le plus difficile pour moi a été les gardes statiques dans le mirador du Bordj. J’ai vécu une multitude de situations, la peur, la fatigue, la dépression, je me suis souvent posé la question : « mais qu’est ce que je suis venu faire ici ! »
La nourriture était à notre charge et sur le maigre salaire de 2 700 francs de l’époque (270 nouveaux francs) mensuellement, j’essayais d’en dépenser le moins possible pour envoyer le reste à ma famille (10 enfants) un père terrassier et analphabète et une mère quasiment illettrée, (ceux que l’on a qualifié d’affreux colonialistes). Les tomates, les oignons, les olives, les dattes, l’huile d’olive constituaient ma base alimentaire journalière. Unique européen (droit commun) parmi la trentaine de moghazni, j’étais un peu leur mascotte, et tous m’invitaient à partager leur repas, préparés par leur femmes (la quasi majorité de ces jeunes hommes étaient mariés et vivaient dans la cité makhzen attenant au Bordj). Ce sont durant cette période (42 mois) les seuls repas chauds que j’ai eu. Inutile de vous dire que nous partagions ensemble nos joies et nos peines sans aucune différence entre les uns et les autres, le tout arrosé d’un thé à la menthe des plus réconfortants. Ces moments-là je les partageais avec la trentaine de moghaznis et nous avions les mêmes conditions de vie que l’on soit de droit local ou de droit commun musulmans ou chrétiens. Ils m’appréciaient beaucoup.
Lorsque j’effectuais les tâches de secrétariat, le lieutenant Chef de S.A.S. me demandait de l’accompagner au Mess de la compagnie, lui, avec le capitaine et les lieutenants et sous-lieutenants au carré des officiers, moi, à celui des sous-officiers. Le repas était copieux et de qualité il y avait beaucoup de viande, la boisson, vin ou bière, ce qui me changeait du petit lait aigrelet de la peau de chèvre qui servait d’outre à notre Makhzen.
Chaque jour était différent du précédent, marche de longue durée (20 à 30 kilomètres), embuscades, accrochages… Nous rentrions au cantonnement complètement harassés et fourbus que l’on soit de droit local ou de droit commun, la fatigue, elle ne faisait pas de différence. Nous n’avions même pas envie de manger seul le repos comptait, attendant notre tour de garde, le Mokhadem ne me ménageait pas et j’étais soumis aux mêmes aléas que mes frères d’arme de droit local. Le FLN au courant de nos pratiques, en profitait pour nous harceler, généralement de 22 heures à minuit ou une heure du matin, exténués nous rejoignions nos postes de combat en pensant que dès le jour levé, nous allions aux résultats, où il n’était pas rares de trouver des pansements, des pierres maculées de sang et parfois même une jambe ou un bras de nos assaillants. Cette vie de guerrier je la vivais tous les jours baignée par la peur, la crainte, la rage, en maudissant cette guerre. Heureusement l’enthousiasme et la bonne humeur du makhzen nous aidaient à retrouver le moral surtout quand aucun d’entre nous n’avait été touché. Le destin était cruel pour nous tous, droit local ou droit commun.
Notre S.A.S. disposait d’une trentaine de chevaux, que nous équipions de selles arabes (sorte de selles avec un petit dosseret arrière et avant qui vous brisait les reins). Cette cavalerie était destinée à des opérations situées vers les douars très éloignés (30 à 40 kilomètres) et à la protection des moissons. Nous troquions notre fusil Lebel contre un mousqueton (sorte de lebel court). En protection des moissons le fait d’être positionné assez haut nous permettait de voir si des rebelles ne s’infiltraient pas à travers les blés pour venir égorger les fellahs. C’était très fatigant et éreintant surtout pour moi qui n’avait jamais fait d’équitation. Lorsque nous rejoignions la position qui nous était assignée il m’arrivait de tomber plusieurs fois de cheval surtout lors du passage des oueds ce qui provoquait le rire bruyant des mes frères de combat, surpris tout de même de ma ténacité à remonter en selle, ils appréciaient beaucoup. Nos patrouilles et embuscades de nuit étaient effectuées pour rassurer les populations sous notre protection.
Ce qui a détruit le plus mon psychisme, c’est lors des accrochages, lorsqu’un frère de combat était frappé mortellement ou blessé, ses cris de détresse et de douleur résonnent encore (plus de cinquante après dans mes oreilles). Une autre fois alors que j’étais voltigeur de pointe avec Melalkia Abdelkader nous marchions une centaine de mètres au devant de notre section quand une terrible explosion m’a couché sur le sol et j’ai vu des morceaux de mon frère d’arme me retomber dessus, il venait de sauter sur une mine anti-personnelle, je me relève m’approche de lui ou du moins ce qu’il en restait le ventre ouvert, les tripes à l’air, il manquait une jambe, le visage haché, et pas un souffle vie. Hébété, figé, tremblant de la tête au pied je ne pouvais croire à ce qui venait de nous arriver, je pleurais en silence les larmes inondant mon visage, le reste du makhzen nous a rejoint, j’ai ôté ma veste de treillis et nous avons ramassé les morceaux de ce pauvre Melalkia pour le ramener au Bordj et l’enterrer selon la coutume musulmane, c'est-à-dire le jour même. Notre camion servant de véhicule funéraire, la chaleur faisant son œuvre, le corps sans vie de mon frère de combat dégageait une odeur de mort dont je suis encore imprégné pour la vie. Une autre question me hante perpétuellement, pourquoi pas moi ?
D’autre fois le groupement du douar (village de gourbis) qui était sous notre protection a été harcelé au mortier avec des obus incendiaires, les gourbis flambaient comme des torches. Avec mes frères de combat nous procédions à l’évacuation des habitants, des femmes, des enfants, certains de vraies torches humaines vivantes couraient dans tous les sens, alors que des obus de mortiers pleuvaient sur nous afin de nous empêcher de secourir ces pauvres gens.
Après cette attaque, quelques mois après, le regroupement et la S.A.S. ont été dissous. Entre temps je m’étais marié et je me suis retrouvé à la rue sans travail sans aides et sans pécule après avoir servi 42 mois dans cet enfer, ce sont les yeux inondés par des larmes que je ne peux retenir que j’écris ces lignes pour la première fois plus de cinquante ans après.
J’ai donc décidé de rentrer en France, nous sommes le 31 octobre 1961. Cette période m’a littéralement transformé en clochard, sans domicile fixe, sans travail avec une petite fille de 5 mois, pour seul viatique un pécule de 10 000 francs d’époque et une rente de 1 700 francs en indemnisation de ma blessure servie par Gouvernement Général de l’Algérie et qui a été suspendue « sine Die » en juillet 1962, une valise en carton contenant notre linge et celui de ma petite fille Agnès dans un couffin, 2 draps et 2 couvertures, j’ai vendu notre matériel de cuisine pour acheter un passage maritime vers la France à laquelle je venais de sacrifier les 42 mois de ma jeunesse. Embarqués sur le Chanzy à Bône nous partions pour Marseille en 4e ou 5e cale, les billets étaient les moins chers. Le trajet a duré plus de 20 heures, dans les odeurs de mazout et de vomi qui imprégnaient nos vêtements, avec mon épouse nous occupions deux transats. Quelle triste fin lorsque l’on est chassé de son pays natal.
Je suis parti d’Algérie début septembre 1961 n’ayant plus aucun travail ni logement, pour préparer l’accueil de ma famille en France et lui éviter d’être pendu à un croc de boucher. Les nouvelles à cette époque ne présageaient rien de bon et la fermeture de la S.A.S. en ont été l’élément déclencheur. Mon objectif prioritaire était de sauver ma famille.
Arrivé vers cette terre promise, Marseille, ville que je ne connaissais pas, je suis allé accompagnée de mon épouse et de ma fille à la Mairie pour demander un hébergement, j’aurai mieux fait de me jeter à l’eau ce jour la. Quand j’ai demandé à voir Monsieur le Maire. Que n’avais-je dit ? On me répond vous êtes qui pour voir Monsieur le Maire ? Je réponds que je suis un français d’Algérie qui fuit la barbarie et son pays de naissance. L’employé me rétorque que voulez-vous que cela me fasse ? Monsieur Gaston Deferre, Maire de Marseille, nous a donné comme instructions de vous dire d’aller vous faire pendre ailleurs, qu’il n’a que faire de citoyens colonialistes, anarchistes, brigands, voleurs et tortionnaires. Cette douche froide m’a anéanti, et si ce n’était pour mon épouse et pour ma fille Agnès, je me serais jeté à l’eau pour en finir.
Avec mon épouse nous décidons de nous diriger vers Paris. Nous achetons un billet de train et direction de Paris. Après une douzaine d’heures de train (loco à vapeur que je voyais pour la première fois, les roues dépassaient ma hauteur (1 m 71). Estropié, démuni, sans travail, sans maison, le reste de mon petit pécule qui se réduisait et ma rente d’invalidité qui se montait à un tout petit peu plus de 500 anciens francs par jour (5 nouveaux francs) avec lesquels nous devions vivre à trois.
Arrivé à Paris au service social de la mairie dans l’arrondissement de la Gare de l’Est (j’ignorais tout des arrondissements de Paris), j’expliquais ma situation au fonctionnaire qui m’a reçu. J’ai été écouté et conseillé. Il m’a dit vous savez, dans le Nord on embauche beaucoup de mineurs, vous devriez tenter votre chance. Naïvement je lui ai demandé : C’est où le nord ? Il m’indique que je devrai prendre mon billet à la gare du Nord. Au début je pensais qu’il se moquait de moi (dans mon esprit dans chaque ville il n’y a qu’une seule gare). Dans le métro j’ai enfin compris qu’à Paris il y avait plusieurs mairies et plusieurs gares. Nous arrivons en gare du nord et je demande au guichetier un billet pour le nord, le guichetier se met à rire, me prenant sans doute pour un fada, le pauvre il ignorait ma détresse du moment. Où voulez-vous aller : Amiens, Lille, Roubaix, Tourcoing ? Je n’avais retenu que la première ville Amiens. Nous voilà à nouveau dans le train direction Amiens. En gare d’Amiens j’interpelle plusieurs passants. Un homme âgé, qui certainement, me comprenant, je lui explique que je suis sans travail et sans domicile, m’a conseillé d’aller vers Péronne où il me sera plus facile de trouver un travail et un logement. J’ai été envoyé à la mairie de Brie (Somme), petit village picard de 300 personnes. J’ai pu louer une petite maison de plein pied en briques rouges, 3 pièces non meublées avec un petit jardinet pour un montant mensuel de 500 francs d’époque par mois. Je vais à l’épicerie du village pour demander des vieux cartons d’emballage qui nous serviront de lit afin de ne pas dormir à même le sol cela a duré un peu plus d’un an. Mon salaire et ma rente ne nous permettait pas d’acheter des meubles, mais seulement de manger modestement. J’ai quand même acheté un poêle à charbon et un réchaud à gaz, une casserole, une marmite, des couverts et quelques produits de première nécessité, sans oublier le lait pour la gamine. Le jeûne faisait partie de notre alimentation pour ne pas priver notre fille de sa tranche de jambon. Dans cette maison le robinet d’eau courante était à l’extérieur dans le jardin, la pièce qui nous servait de cuisine ne possédait pas d’évier, il n’y avait pas de salle de bains ni de chauffe eau, pas plus de chauffage. Les toilettes WC consistaient en une cabane dans un coin du jardinet. Au bout de deux mois le pécule avait complètement fondu. Nous devrons désormais nous contenter des 1 700 anciens francs mensuels de mon infirmité. Nous n’avions pas d’allocation familiale, ni d’allocation logement, encore moins de l’indemnité chômage qui n’existait pas.
Le plus grave, le plus déshonorant a été lorsque je me suis inscrit à la mairie. On me dit que je ne suis pas français alors que je leur montre ma carte d’identité délivrée par les autorités Françaises des départements d’Algérie, mon livret militaire ma citation à l’Ordre de la Division, mais rien n’y fait. On m’explique que je dois aller au tribunal de grande instance avec deux témoins pour la recognition de ma nationalité française, comme si le simple fait de traverser la mer avait dissous ma nationalité française. Après cette démarche oh combien humiliante, après avoir tout donné à ma Patrie. Je suis dans un premier temps embauché comme journalier dans une ferme du village. Ma constitution physique, du fait de ma blessure ne me permettait pas de continuer ce travail trop harassant.
Le fermier lui-même m’a trouvé un emploi de manœuvre chez SPIE BATIGNOLLES qui construisait le canal du Nord à Nesle. Le chef de chantier qui m’observait, voyant que cela m’était très pénible de pousser la brouette ou de manier la pelle et la pioche, m’a affecté au magasin, le directeur conscient des efforts que je faisais et des 12 kms que je parcourais à pied pour me rendre à mon travail (je n’avais aucun moyen de locomotion pas même une bicyclette). Il me convoque et me dit : vous avez une fille de 5 mois que garde votre épouse, est ce qu’elle serait d’accord de garder aussi mon enfant de 2 ans ? Je la rémunérerai. J’ai accepté immédiatement sans consulter mon épouse. En fait j’en avais déduit qu’il faisait cela par charité chrétienne (la vraie) et trouver une formule, afin que je ne me considère pas comme son débiteur. Cette situation était extraordinaire car la camionnette qui amenait son enfant me ramenait sur le chantier et inversement en fin de journée. Le chantier terminé. Le directeur m’a trouvé une place d’aide comptable dans un établissement de machines agricoles la « SOREMAG »
Arrive l’été 62 et la venue de mes parents à Marseille avec mes 4 sœurs nous ne restions plus que 5 enfants les 5 autres sont décédés en bas âge de dysenterie et autres maladies infantiles liées au climat de l’Algérie, ma sœur aînée mariée et deux enfants. Ils sont hébergés dans les écoles de Marseille et expulsés fin août pour rendre les locaux à l’Éducation Nationale. Je suis redescendu à Marseille les chercher, très heureux de les savoir sains et saufs. Et nous vivions à nouveau dans la Somme à 12 personnes dans 3 pièces démunies de tout confort. Dans la maison il n’y avait que des paillasses sur lesquelles nous dormions. Nous mangions assis à terre. Ma mère n’arrêtait pas de dire : C’est ça la France ? Progressivement elle devenait neurasthénique. Mon père s’est embauché comme manœuvre sur un chantier, il avait acheté une mobylette bleue pour se rendre à son travail, car il n’a jamais eu de permis de conduire et il parcourait journellement 50 à 60 kilomètres journaliers. Cette situation a duré deux mois le temps qu’il trouve une maison dans le village.
Pas du tout enthousiasmé par mon travail d’aide comptable et de vendeur de pièces pour machine agricole, j’ai écrit au Premier Ministre Georges Pompidou pour lui faire part de mon désarroi. Je suis convoqué, 57, rue de Varenne où on me propose un poste de contractuel à la Documentation Française Services du Premier Ministre en me précisant que ce poste de protégé ne serait valable que durant la fonction du Premier Ministre. J’ai accepté, et j’ai mis à profit ce moment qui a duré un an c’était en 1963 pour savoir que je pouvais prétendre à un emploi réservé. Qu’à la fin de ma rente fixée arbitrairement par le Gouvernement Général de l’Algérie cette phrase évocatrice reçue en juillet 1962 « Votre pension est suspendue sine Die » Je me suis donc tourné vers les anciens combattants qui on rétablit ma pension d’invalidité, mais le plus important a été de pouvoir prétendre aux emplois réservés.
J’ai donc postulé un emploi réservé de 3ème catégorie (niveau BEPC) afin de ne pas obérer mes chances de réussite. J’ai obtenu un emploi de commis des services extérieurs à l’Éducation Nationale, que j’ai assumé pendant 15 ans avec différentes mutations pour me rapprocher du midi de la France. Mes humanités au séminaire et mes deux ans de rhétoriques m’ont permis d’accéder à un concours interne d’Attaché d’Administration Scolaire et Universitaire, n’étant nullement intéressé par la catégorie B alors que j’étais en catégorie C, j’opte pour la catégorie A. Mai 68 permettait de passer les concours internes sans justification de diplômes, à l’exception de 5 ans de titulariat. Je me présente au concours d’Attaché (niveau licence). Je termine 33ème sur 130 alors que nous étions 2500 à le tenter. Plusieurs postes de responsabilité m’ont été confiés, deux séjours outre mer : La Polynésie Française et Saint-Pierre et Miquelon, mon service m’a valu Les Palmes Académiques au grade de chevalier et une retraite de fonctionnaire.
Malheureusement tous mes frères de combat supplétifs de droit commun n’ont pas eu cette chance, de plus la dette de sang qu’ils ont contracté en s’engageant volontairement au service de leur patrie est gommée par la loi. (Cette dette est imprescriptible et inaliénable). Certains se sont suicidés, plusieurs vivent dans un état de délabrement physique et moral qu’ils ne peuvent supporter. C’est pour cette raison que j’ai fondé l’Union Nationale Laïque des Anciens Supplétifs parmi lesquels se trouvent quelques musulmans de droit commun. Par devoir moral envers mes frères de combat, et, après mon parcours personnel, que je pense identique, à la plupart de mes frères de combat, le Gouvernement veut nous faire croire et admettre, que nous avons eu, nous les supplétifs de droit commun, une communauté de destin plus favorable, que celle de nos frères de combat de droit local.
Christian Migliaccio, Chevalier de la Légion d’Honneur,
Officier de l’Ordre National du Mérite
Médaille Militaire
Chevalier des Palmes Académiques
Président de l’Union Nationale Laïque des Anciens Supplétifs. |