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          Sous la pression des 
              familles de victimes et de la Mission interministérielle 
              aux rapatriés, le Quai d’Orsay a autorisé en 
              juillet 2004 l’accès aux dossiers des Européens 
              disparus en 1962 : 2 281 dossiers contenant les correspondances 
              des ambassades et des consulats de France en Algérie, ainsi 
              que des fiches individuelles d’enquête établies 
              par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Ce 
              qu’y découvrent les familles des disparus confine à 
              l’horreur. 
              « Probablement égorgé, cadavre jeté dans 
              le four d’un bain maure (témoin européen anonyme). 
              » Viviane Ezagouri-Pinto a lu ces mots le 24 août 2004, 
              quarante-deux ans après la disparition de son père 
              dans les émeutes du 5 juillet 1962 à Oran. « 
              Pendant un an, j’ai perdu le sommeil, je ne pouvais plus m’approcher 
              d’une source de chaleur sans pleurer », raconte cette 
              Oranaise de 60 ans, anéantie par la brutalité de la 
              nouvelle. Sans un mot de condoléances, le ministère 
              des Affaires étrangères lui a envoyé le rapport 
              établi le 21 août 1963 par la Croix-Rouge suisse, indiquant 
              les circonstances terribles de la mort de Joseph Pinto. « 
              Nous voulons savoir pourquoi la France a caché pendant quarante-deux 
              ans qu’elle savait ce qu’étaient devenus ces 
              gens », dit Jocelyne Quesada, vice-présidente de l’association 
              des Oraniens. 
              Joseph Pinto était représentant de commerce. Il a 
              disparu le 5 juillet 1962, date choisie par le FLN pour fêter 
              l’indépendance nouvellement acquise. La veille, les 
              voitures de l’armée ont sillonné les rues d’Oran 
              pour inciter les pieds-noirs, apeurés, à sortir de 
              chez eux : « L’armée française garantit 
              la sécurité des Européens. Vous ne courez aucun 
              danger ! » Vers dix heures, Joseph Pinto décide d’aller 
              “sentir l’atmosphère”. Le rapport de la 
              Croix-Rouge précise : « L’enlèvement a 
              eu lieu à 15 h 30, rue Léon-Djéan, à 
              hauteur du n° 18… » Sa fille sort elle aussi rejoindre 
              son fiancé. Tous deux sont arrêtés, mais rapidement 
              libérés par un commandant de l’Armée 
              de libération nationale qui la connaissait de vue. 
              Vers onze heures et demie, après un tir de rafale, civils 
              et militaires musulmans de l’ALN entament une chasse à 
              l’Européen. « On rafale, on égorge, on 
              entasse les otages dans des camions qui les emmènent en direction 
              de l’aéroport ou derrière le commissariat central. 
              C’est la boucherie », raconte Geneviève de Ternant 
              dans l’Agonie d’Oran. Le général Katz, 
              alors commandant du secteur autonome d’Oran, accuse l’OAS 
              d’être à l’origine du coup de feu initial. 
              Le journal de marche du 4e zouave parle d’une rafale tirée 
              par « un individu musulman (vêtu d’une robe verte) 
              ». 
              Le 6 août 1962, les Pinto, en Algérie depuis cent dix 
              ans, partent définitivement sur le bateau des rescapés 
              du 5 juillet, l’Exodus. Jean de Broglie, secrétaire 
              d’État aux Affaires étrangères, leur 
              envoie un courrier le 19 septembre 1963. Il parle de « forte 
              présomption de décès », expliquant sans 
              plus de précisions qu’« il n’y a malheureusement 
              plus d’espoir de retrouver en vie Joseph Pinto ». Une 
              lettre type envoyée à un très grand nombre 
              de familles. En 1967, les Pinto reçoivent un certificat de 
              décès, délivré automatiquement au bout 
              de cinq ans. À chaque fois, il leur est répété 
              que le gouvernement met tout en œuvre pour le retrouver… 
              Plus de nouvelles jusqu’en 2004. Informée de l’ouverture 
              des archives, Viviane remplit un formulaire sur le site Internet 
              du ministère des Affaires étrangères. Un mois 
              plus tard, elle lit la formule habituelle, « Ci-joint copie 
              des documents conservés à Paris » avant de découvrir 
              la terrible vérité : « Probablement égorgé 
              ». « Je connais enfin le sort de mon père, mais 
              à quel prix ! », déplore Viviane. Elle repense 
              aux journées passées à chercher son père, 
              dans les bureaux, les hôpitaux, les morgues, à la mairie, 
              sans pouvoir accéder au stade où étaient parqués 
              des centaines de prisonniers. Elle se souvient des photos des massacres 
              prises par les gendarmes, sur l’une desquelles elle avait 
              reconnu une marchande de loterie. « Les photos des cadavres 
              existent, nous demandons à les consulter : nous avons le 
              droit de savoir où ont été enterrés 
              les corps de nos proches. » 
              Depuis août 1963, l’Algérie et la France étaient 
              en possession des résultats de l’enquête concernant 
              les disparus européens, résultats que les deux pays 
              ont décidé de ne pas rendre publics. « Ils ont 
              voulu étouffer l’affaire ! », clament les associations 
              de rapatriés. Pour elles, le gouvernement de l’époque 
              a empêché les militaires présents à Oran 
              d’intervenir pour arrêter le massacre, se rendant complice 
              des assassins. « L’armée est intervenue sur-le-champ 
              », rétorque le général Katz. Une affirmation 
              en contradiction avec le journal de marche et d’opérations 
              (JMO) manuscrit de l’armée française, sur lequel 
              figure, après la fusillade, cette indication : « Les 
              troupes restent consignées. » Il y a eu cependant quelques 
              actions individuelles, notamment celles des 2e et 4e zouaves ou 
              du 8e Rima, qui ont permis de sauver un grand nombre de civils européens. 
              « Il ne s’agit pas d’une intervention générale 
              de l’armée française (…), mais de la décision 
              de se soustraire partiellement à la rigueur des directives 
              de l’état-major français, devant l’ampleur 
              et la gravité inattendues des troubles », explique 
              l’historien Jean Monneret dans la Phase finale de la guerre 
              d’Algérie. 
              Abdelaziz Bouteflika veut que la France fasse repentance et la France 
              veut son traité d’amitié. Le 17 octobre 2001, 
              le maire de Paris, Bertrand Delanoë, a déposé 
              sur le boulevard Saint-Michel une plaque « à la mémoire 
              des nombreux Algériens tués lors de la sanglante répression 
              de la manifestation pacifique du 17 octobre 1962 ». 
              L’an dernier, le gouvernement a demandé pardon pour 
              les événements du 8 mai 1945 à Sétif. 
              Oublier les victimes de la fusillade de la rue d’Isly à 
              Alger le 26 mars 1962 ou les massacres du 5 juillet serait une injustice 
             
              L’administration 
              a fait preuve d’une froideur choquante. 
              Le 22 septembre 1995, 
              Jacques Chirac avait reconnu la responsabilité du gouvernement 
              de l’époque, affirmant : « La France, en quittant 
              le sol algérien, n’a pas su sauver ses enfants… 
              Il faut réparer aujourd’hui les erreurs qui ont été 
              commises. » Dix ans après, Bernard Coll, secrétaire 
              général de l’association Jeune pied-noir, demande 
              « la reconnaissance officielle de la responsabilité 
              de l’État, à travers l’abandon et l’absence 
              de protection, la non-évacuation ou non-récupération 
              des Français d’Algérie de toutes origines, harkis, 
              pieds-noirs et amis, dans les massacres et disparitions » 
              postérieurs au 19 mars. 
              L’administration française, en envoyant d’une 
              manière aussi brutale le rapport de la Croix-Rouge, a fait 
              preuve d’une froideur choquante. « Ils ne se sont pas 
              rendu compte combien ça pouvait faire mal », explique 
              Viviane. 
              Depuis, les choses ont évolué, et le ministère 
              a changé d’attitude : les formulations se sont affinées. 
              Au rapport envoyé à M. Fulgencio, dont la mère 
              et le frère ont disparu, a été joint ce message 
              de condoléances : « Dans cette douloureuse circonstance, 
              soyez assurés que les plus hautes instances de la République 
              sont sensibles à votre peine. » Avant d’envoyer 
              le rapport, le Quai d’Orsay propose désormais un psychologue 
              et vérifie que les familles sont soutenues et préparées 
              au choc. 
              La campagne réduisant la présence française 
              en Algérie à cent trente ans de violences et de morts 
              est loin d’être terminée. Mais l’ouverture 
              de ces nouveaux fonds d’archives laisse espérer une 
              approche des faits plus objective et surtout plus historique, fondée 
              sur des preuves tangibles. 
               
              IN Agnès Lacombe Valeurs Actuelles 
              2006 Groupe Valmonde  | 
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