Oran, 5 juillet 1962. Depuis les premières heures de la matinée Joseph Pinto, 58 ans, agent commercial, voit des foules entières passer sous les fenêtres de son modeste appartement de la rue du Cirque.
Viviane Ezagouri archives BEO story
Ils se dirigent vers les grands boulevards pour une manifestation patriotique. Dans l'Algérie indépendante, les interdits qui pendant des mois empêchaient les Européens de passer dans les quartiers arabes, et réciproquement, sont tombés. La tension reste vive mais la veille encore, l'armée française, par haut-parleurs, incitait les 70000 compatriotes restés sur place à reprendre le cours d'une vie normale.
Joseph n'y tient plus. « Mon père est sorti voir ce qui se passait » Viviane. 18 ans, est une bouillante jeune fille, habitude à rentrer, ses beaux yeux rougis par les gaz lacrymogènes, des manifestations de soutien à l'Algérie française.
Dans un foyer où la politique n'est jamais entrée, sa mère, née de l'autre côté de la Méditerranée, l'appelle la "pasionaria". En référence à une grande militante qui défendait, elle, la République contre le franquisme dans son Espagne natale.
Oran les Espagnols sont innombrables, andalous» catalan» ou basques comme la famille du copain de Viviane, Charles-Henri Ezagouri, son futur mari Ce matin du 5juillet, c'est elle, la mère, probablement la plus inquiète Mais elle ne peut empêcher Viviane de sortir à son tour. Rapidement on l'arrête, la place en file indienne, la plaque contre un mur.
Elle pleure, elle tremble, de colère, de peur et d'incompréhension. Un cadre de l'Armée de libération nationale passe: « Тoi tu rentres chez toi ».
"Une vague de démence"
Elle ne sait pas encore qu'Oran vient de basculer dans un véritable carnage.
Dans son livre Jean-Jacques Jordi dresse une liste de 265 disparus en une journée, comme si "une vague de démence" pour reprendre l'expression d'un témoin, avait submergé la ville.
Commence l'attente. "Notre voisine avait le téléphone nous avons appelé un cousin à Marseille pou le tenir au-courant."
Après 17 Heures, les soldats français, invisibles depuis le matin, reprennent les haut-parleurs pour "nous dire qu'ils étaient là, nous pour protéger".
La famille Pinto reste terrée chez elle pendant deux jours. Le 8juillet, elle se end a la morgue. Pas de corps à lui montrer mais une pile de photos de cadavres relevés sut le macadam.
Son père ne fait pas partie du lot.
Le 8 août, grâce à des billets obtenus auprès de l'ambassade de France, Viviane, sa mère et son frère prennent le bateau pour Marseille. Ils, s'épuisent en démarches vaines. Joseph Pinto n'a jamais été retrouvé. Jusqu'à ce que le ministère des Affaires étrangères leur envoie en 2004 copie d'une archive de la Croix-Rouge.
Son père a été "probablement égorgé.
Mais le cadavre identifié par un "témoin anonyme" n'est probablement pas le bon. Sa famille pense plutôt que ses restes gisent avec beaucoup d'autres dans le secteur du Petit-Lac, hors du cimetière militaire où les tombes bien rangées permettent aux proches des soldats tués de faire leur deuil.
Les membres de l’association qu'elle a créée doivent à la fois porter le poids de cette peine et trouver leur place-dans la mémoire nationale. Son collectif ne veut qu'une chose: que la France reconnaisse officiellement qu'elle a consigné ses soldats dans ses casernes pendant que des centaines de ses ressortissants étalent assassinés.
Association des familles de disparus du 5 Juillet à Oran. |