représentants des rapatriés. Dans la même édition, le journal publie une double page Contre-enquête intitulée "France-Algérie : peut-on réconcilier les mémoires ?"
Hélas !, trois pages plus loin, il publie aussi un gros encart publicitaire titré : "La vérité sur les crimes du Front de libération nationale (FLN). Les familles des victimes innocentes des "hors-la-loi" de Rachid Bouchareb demandent Vérité et Justice." Signé par le collectif Jeune Pied-Noir accompagné de plusieurs "associations soutenant la campagne Vérité et Justice pour les Français rapatriés", il évoque, photos à l'appui, les "milliers de pieds-noirs, de soldats torturés, égorgés ou disparus", et appelle à un grand rassemblement, vendredi 21 mai, devant le monument aux morts de Cannes.
C'est peu dire que cette incohérence a choqué. "Certes c'est une pub, mais êtes-vous obligés de l'accepter ? Tout le monde peut-il acheter votre ligne politique ? Vous ne pouvez pas afficher la modération et la recherche de vérité en première page et afficher des positions partisanes en page 12.
Un peu de courage dans vos choix !", regrette Edith Miquet (Wattignies, Nord).
"A la lecture du Monde, j'ai bien cru m'étrangler, renchérit David Michel (Rennes). De mes souvenirs d'école, j'ai retenu que Le Monde s'était positionné contre la guerre en Algérie et l'extrémisme de l'OAS et des pieds-noirs. Voir une publicité aussi manichéenne et qui conviendrait mieux à Minute me choque profondément. Je n'ai pas eu l'occasion de voir le film qui provoque tant de débats mais, de ce que j'ai pu en lire, il me semble que la droite ultra en fait son nouveau cheval de bataille pour nier l'ampleur des crimes commis par la France en Algérie. Polémique, ce film doit l'être ; néanmoins, il ne doit pas être une occasion pour justifier les crimes et présenter une vue réductrice. Il me semblerait convenable que votre journal s'explique sur ce tract nauséabond à mes yeux."
"Membre de la Société des lecteurs depuis sa création, c'est la première fois que la lecture du journal me met dans une colère blanche, s'indigne également Jean-Pierre Jeancolas (Créteil, Val-de-Marne). J'explose. Je vous renvoie moralement mes huit actions. L'énorme pavé qui défigure la page 12 m'a d'abord sidéré. Le Monde en support d'une campagne qui appelle à manifester contre un film projeté à Cannes ! Le costume ne lui va pas, qui s'aligne sur les vieilles nippes de l'Algérie française et de toutes nos droites. J'aimerais comprendre." Salim Samai (Berlin, Allemagne) ajoute : "Est-ce que des responsables des principaux journaux allemands ou nord-américains auraient eu le culot et l'irresponsabilité de publier des publicités du genre de celle des "rapatriés et amis associés" ? Je ne le crois pas. En Allemagne, cela aurait été le Spiegel publiant des néonazis. Aux Etats-Unis, ce serait : "Giap doit être jugé pour crimes de guerre ! Le Vietnam doit compenser les Etats-Unis !" Il faut clore ce chapitre douloureux et cette cicatrice sans cesse manipulée."
Il est impossible de citer, ici, tous les courriers reçus sur ce sujet, dont beaucoup commentent le film - ce qui n'est pas dans notre propos -, ou s'expriment au nom d'associations.
Notons toutefois qu'un seul lecteur, Robert Jesenberger (La Flèche, Sarthe) défend le texte de Jeune Pied-Noir, qui, selon lui, répond à l'une des questions posées dans la Contre-enquête : "Pourquoi le film de Rachid Bouchareb a-t-il rouvert les plaies de la guerre ?"
Cette réponse, écrit-il, "doit paraître en publicité puisque aucun journaliste n'ose aborder le sujet".
Tel est bien le problème : peut-on véhiculer, par un encart publicitaire, des valeurs contraires à celles que l'on défend dans nos colonnes ?
Les règles déontologiques propres au quotidien répondent non. La charte publicitaire précise que "le directeur de la publication, dont la responsabilité pénale et civile est engagée, intuitu personae, par l'ensemble du contenu du Monde, peut s'opposer à l'insertion de toute publicité dans le quotidien ou dans ses suppléments". L'usage établi depuis la fondation veut que tout encart jugé litigieux soit soumis à la direction pour approbation - en moyenne, un sur dix est refusé.
La difficulté vient de la séparation totale de la rédaction et de la publicité.
Cette dernière, jadis simple service du journal, est devenue, en 1985, une régie indépendante (contrôlée à 51 % par Le Monde et à 49 % par Publicis). Cette "muraille de Chine" a du bon : elle évite toute tentation ou confusion des genres. Elle a l'inconvénient de compliquer la communication entre les deux entités.
Concrètement, il arrive que des textes passent à travers les mailles du filet. Ainsi de la publicité de Jeune Pied-Noir. "Il y a eu une série de malentendus dans la chaîne de transmission, explique Bénédicte Half-Ottenwaelter, directrice générale du Monde Publicité.
De ce fait, une procédure a été formalisée pour éviter désormais ce type de problème."
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La rédaction est tout aussi décidée à éviter que l'écart se reproduise : "Ce genre de texte aurait dû être soumis à la direction de la rédaction, et il n'aurait pas dû paraître dans nos colonnes. C'est une erreur, nous nous en excusons, dit Sylvie Kauffmann, la directrice de la rédaction. Ce qui me console est qu'il est paru un jour où il ne pouvait y avoir aucune confusion possible avec le contenu du journal. La Contre-enquête et l'éditorial étaient on ne peut plus clairs sur notre position." |