La place des Pieds-Noirs, réduite à la portion congrue, ne laissait la
place qu’à des témoignages tronqués, démontrant leur aveuglement et leur refus de laisser leur
place légitime aux autochtones. Un témoignage comme celui du Dr Perez, d’une rare
franchise et d’une grande qualité humaine, était présenté de telle façon qu’on ne pouvait en
retenir que la contradiction profonde entre son serment d’Hippocrate et son action meurtrière
comme responsable de l’OAS. Aline Cespédès Vignes, cruellement frappée par la mort de sa
petite fille, tuée dans ses bras par une balle perdue, en 1962, a eu droit à une séquence
complète. Son témoignage semble avoir été retenu moins pour dépeindre ce qui a pu être la
tragédie des Pieds-Noirs que pour le récit de son retour sur les lieux de son enfance et sa prise
de conscience du fossé qui séparait Européens et Musulmans. Sans émettre le moindre
jugement sur cette analyse, il est évident que seule cette résilience/repentance pouvait être
audible pour les producteurs de France Culture.
Les émissions de cette semaine ont renforcé cette orientation : la première revenait, une fois
de plus sur le 17 octobre 61, nouvelle occasion d’une mise en accusation de la France.
On
attend en vain que l’on parle autant du 26 mars et du 5 juillet 62. Mais cela pourrait suggérer
que les Européens, trahis, abandonnés font aussi partie des victimes de cette guerre. La
seconde émission interrogeait les Juifs d’Algérie engagés aux côtés du FLN, la troisième,
s’intéressait aux engagés sous les drapeaux, pendant la guerre d’Algérie, futurs hommes
politiques, hauts fonctionnaires, grands commis de l’Etat, engagés à Gauche. La quatrième,
celle du 22 septembre 2011, avait pour sujet la construction de l’identité « Pieds-Noirs », analysée
comme un fantasme mémoriel, une construction a posteriori.
Le choix des intervenants -Marie Muyl (Les Français d'Algérie : socio-histoire d'une
identité), Jean-Jacques Jordi (Les Pieds-Noirs), Eric Savarèse (L’Invention des Pieds-Noirs) et Yann Scioldo-Zürcher (Devenir métropolitain. Politique d'intégration et parcours de
rapatriés d'Algérie en métropole (1954-2005)-, relevait d’une approche historique avant tout
sociologisante, souvent approximative (« les derniers généraux putschistes sont libérés en
1981 par F. Mitterrand » !) et véhiculait beaucoup de lieux communs. On aurait aimé que
ceux qui se sont penchés sur la question, par exemple les fondateurs du Cercle algérianiste,
puissent participer à la discussion.
Faute de pouvoir expliquer l’origine du terme de Pied-Noir, on aurait pu rappeler que ce sont
les médias hostiles aux Européens d’Algérie qui les ont ainsi affublés de ce sobriquet
méprisant. S’il est admis que le terme de « colon » donne une idée fausse de la diversité
sociale en Algérie, on ne précise pas pour autant la répartition des différentes catégories
sociales et on oublie de rappeler que le revenu moyen de la population européenne était
inférieur de 25% à celui de la métropole.
1)
Il n’est pas niable que la société s’organise autour d’une hiérarchie fondée sur les origines
géographiques des Européens, aboutissant à un cloisonnement en communautés où les « vrais
Français » occupent le haut de l’échelle, suivis par les ressortissants des pays nordiques, les
méditerranéens étant tout en bas.
L’affirmation serait à nuancer. D’abord parce que les
relations évoluent au cours des 132 ans de la présence française. Ensuite, parce que les
immigrants économiquement faibles, avec un bas niveau d’instruction, se rencontraient plus
chez les Maltais, les Espagnols et les Italiens que chez les Suisses. Aux mêmes périodes, la
France métropolitaine offrirait certainement des exemples de « ségrégation » semblable, avec
un nombre de mariages entre bourgeois et ouvriers certainement aussi faible. De même, la
rareté des unions intercommunautaires entre chrétiens, juifs et musulmans, est avérée. Mais il
ne faudrait pas négliger le poids de la religion jusqu’à une époque récente, y compris en
France, et même encore aujourd’hui en métropole. Il est un peu facile alors de dénoncer cette
société où « on peut être frère et pas beau-frère ». Jordi rappelle d’ailleurs que c’est un trait
commun à toute la Méditerranée. Mais l’auditeur paresseux sera conforté dans sa conviction
que les Européens d’Algérie étaient, par essence, racistes, marqués par leurs diversités
culturelles, leurs divisions régionales, notamment entre Oran et Alger. Pourtant Clochemerle
est bien situé en France.
En résumé, les Européens constituaient une juxtaposition de micro-sociétés, identifiables
seulement par leur opposition commune aux musulmans, dont ils auraient gommé la présence.
-même si l’on concède que parler d’apartheid est excessif-, pour mieux se construire une
identité « périphérique » de « Français de l’extérieur ». Cependant, « la France reste pour eux
la patrie essentielle ». D’où la valorisation de leur participation aux deux Guerres mondiales,
de leur qualité de « défenseurs de la France », et leur incompréhension d’être abandonnés par
elle. On rappelle, comme un scoop, que « l’Armée d’Afrique était formée « aussi » de
Français d’Algérie et pas seulement de Français musulmans ». Encore un effort et on aurait
appris qu’ils en constituaient la majorité.
S’installe une subtile distinction entre les Français d’Algérie, hétérogènes, et les Pieds-Noirs à
l’identité unifiée dont la construction, consécutive à l’exil, relève de la fantasmagorie et de la
volonté de fabriquer la Mémoire d’une Algérie heureuse. Ils s’inventent un passé et un destin
commun et imposent, a posteriori, l’icône du pionnier bâtisseur, de l’agriculteur mettant en
valeur le désert [sic], sans s’apercevoir que cela contredit leur refus réitéré d’être assimilés à
des colons. L’école a construit une conscience française qui les rattache à une patrie idéalisée,
créant un amour-haine pour la métropole suivant l’attention qu’elle leur accorde. Aujourd’hui,
ils auraient tendance à remonter très loin dans leur arbre généalogique pour justifier leur
présence sur la terre algérienne. Au point que lors de leur retour en France, ils auraient choisi
leur point de chute en fonction de leurs origines comme le montrerait l’importante
implantation des Espagnols d’Oran -s’agit-il de nationaux ou de descendants d’immigrés
espagnols qui pour la plupart n’avaient jamais mis les pieds en Espagne ?
- à Perpignan,
proche de la frontière ibérique.
L’explication plus rationnelle serait de remarquer que la
majorité des départs s’étant faits par bateaux, les ports de Marseille et de Port-Vendres ont
naturellement induit une première répartition géographique, la porte d’entrée du Roussillon étant le trajet le plus direct pour les rapatriés d’Oran.
La discussion donne l’impression de rester superficielle et de partir dans tous les sens, au
point que les débatteurs en perdent leur vocabulaire : Scioldo-Zürcher, à propos des Pieds-
Noirs, finit par avouer, rires à l’appui, qu’il ne sait plus « comment appeler ce groupe
d’individus ». Ce qui est plutôt blessant pour les intéressés, à moins d’y voir la preuve d’une
catégorisation discutable.
Bienheureux l’auditeur, ignorant du sujet, qui aura compris qui étaient ces Pieds-Noirs, présentés tantôt comme une catégorie sociale, tantôt comme un
ramassis d’irréductibles individualistes. Ce dernier caractère expliquerait la faible
représentativité de leurs associations (4% de la communauté, selon Jordi). Minorité mobilisée.
2)
D’abord pour obtenir des indemnités, puis la libération des prisonniers, enfin pour faire voter
des lois mémorielles, comme celle du 23 février 2005. Or, s’ils votent majoritairement à
droite (mais guère à l’extrême-droite), les Pieds-Noirs sont trop dispersés pour constituer un
groupe de pression, ce que n’auraient pas encore compris les élus, toujours préoccupés par la
crainte d’être rejetés par eux. Les voilà bien informés pour les dédaigner encore plus.
La date de la fondation du Cercle algérianiste, seule association clairement nommée, en 1973,
est jugée tardive et on ne s’attarde guère sur sa mission, « sauver une culture en péril »,
puisqu’on semble considérer que son but essentiel est de pouvoir négocier avec l’Etat. Il est
assez navrant d’entendre que la seule musique partagée des deux côtés de la Méditerranée,
jusqu’en 1964, se réduit à celle du rock ! Quant aux écrivains, seuls les intéressent le discours
anti-colonial des Camus, Roblès, Cardinal. On trouve dans la création d’une « Association des
Pieds-Noirs progressistes et de leurs amis » et d’un parti Pied-Noir, la preuve du passéisme
des autres mouvements et de leur incapacité à s’organiser. La défense d’une culture, fruit d’un
melting-pot méditerranéen aux frontières indéfinissables, fondée sur une identité victimaire,
construite dans l’exil, rend inaudibles ces rescapés d’une histoire qu’on veut oublier. Cerise
sur le gâteau, les « rapatriés » auraient oublié une chose essentielle : « Tout ce que l’Etat a fait
pour eux. » Affirmation lancée dans un éclat de rire général final, ce qui laisse pantois
l’auditeur.
Une telle émission laisse, à celui qui est né et a vécu en Algérie, l’impression d’être nié dans
son essence même, d’être un zombi innommable, au sens propre du terme. La désinvolture du
ton fait penser à des entomologistes penchés sur un coléoptère qu’ils n’arriveraient à rattacherà aucune espèce connue, avant de s’apercevoir qu’ils sont victimes d’une farce. Bons princes,
ils ont décidé de nous faire partager leur amusement.
Danielle Pister-Lopez -
Université Paul Verlaine-Metz -
Source : Cercle algérianiste de Champagne et du Grand-Est |