Un dernier Noël en Algérie à Bou – Tlélis en décembre 1962

 

Un dernier Noël en Algérie...
Par le Colonel Gabriel Récasens

Plus de cinquante ans après, je me souviens de mon dernier Noël à Bou-Tlélis.

 

Jeune capitaine affecté au troisième groupe du 24e Régiment d'Artillerie en Algérie, fin 1962, je fus nommé commandant de la 3e batterie, unité située à la ferme Jarsaillon, entre Bou-Tlélis et Bouisseville.

Nous nous trouvions alors dans une situation inconfortable, en plein territoire occupé par le FLN, sans directives précises, sur notre rôle et le comportement à adopter en cas d'incident avec ceux que nous avions combattus ! Le PC se trouvant à Bouisseville, en bord de mer, dans l'enclave, restée française, de Mers-el-Kébir, nous étions appelés à de fréquents déplacements entre ma batterie et l'unité centrale, par une route souvent contrôlée par des soldats du FLN armés jusqu'aux dents, le PM49 culasse en arrière et le doigt sur la détente... en particulier à hauteur d'El-Ançor.

C'est dans cette ambiance inconfortable que s'approchaient les fêtes de Noël. Le village de Bou-Tlélis où nous nous rendions fréquemment, était encore occupé par des Pieds Noirs. Les équipes de foot et de volley-ball de ma batterie rencontraient régulièrement leurs homologues algériens, dans une ambiance très conviviale. Il y avait toutefois un harcèlement permanent des troupes du FLN qui ne cessaient de répéter aux Pieds Noirs : « la valise ou le cercueil ». Voilà pourquoi tous les habitants du village voulaient fêter leur dernier Noël en terre algérienne de façon marquante et souhaitaient qu'il y ait, à l'église, une messe de minuit mémorable pour célébrer la Nativité.

Le maire, Monsieur Constant Sallèles, me demanda d'organiser cette cérémonie, et comme il n'y avait plus de prêtre, il me laissa la charge d'en trouver un.

Un de mes sous-officiers, qui avait été séminariste, me proposa de monter une chorale avec mes artilleurs et les jeunes du village. Les répétitions furent l'occasion de rencontres animées et festives, bien loin des accords d'Evian !
M'étant ouvert de mon problème concernant la présence d'un prêtre pour la nuit de Noël à l'aumônier militaire d'Oran, qui venait parfois dire la messe à la batterie, il me proposa de venir officier à Bou-Tlélis après la messe traditionnelle qu'il devait célébrer à Oran dans l'après-midi. Mais plus tard, alors que tout était prêt pour la cérémonie, on m'appela au téléphone. C'était l'aumônier, qui me faisait savoir, qu'à son grand regret, il ne pourrait venir car le Général Gouverneur ne voulait pas qu'il s'expose sur la route entre Oran et Bou-Tlélis, en passant par Misserghin, où stationnait une grosse formation du FLN.
Devant ce dilemme, je téléphonai en catastrophe au curé de Rio-Salado, que j'avais dépanné en de multiples occasions, pour lui demander s'il n'avait pas un prêtre disponible pour suppléer ce manque. D'un air goguenard il me demanda si je le prenais pour le Père Noël ! Lui ayant expliqué l'engagement que j'avais pris envers la population, il me proposa alors d'essayer de convaincre un vieux religieux « en retraite » pour assurer ce service. « Venez », me dit-il, « nous irons ensemble le voir au foyer des anciens, je vais lui téléphoner pour le mettre en condition. »
N'écoutant que mon courage et en dépit des ordres reçus, qui m'interdisaient de quitter mon cantonnement de nuit, je pris une jeep, refusant le service de mon chauffeur que je ne voulais pas entraîner dans cette galère, et me rendis à Rio-Salado où m'attendait le curé de la paroisse accompagné de notre bon vieux religieux, venu à l'église pour concélébrer la messe de Noël. Lui ayant expliqué le contexte, il me dit que nous faisions une folie, mais qu'il était prêt à accepter ce challenge. Il était 23 heures. Je l'enveloppai dans une couverture militaire, je l'installai dans la jeep et pris le chemin du retour vers l'église de Bou-Tlélis.
C'est là que les choses se gâtèrent ! En effet, à mi-chemin, à hauteur de Lourmel, nous fûmes arrêtés par un barrage du FLN et aussitôt entourés d'hommes armés, surpris de voir un officier français en tenue, accompagné d'un homme drapé dans une robe de bure, à cette heure tardive.
L'officier fellagha, qui commandait ce détachement me dit d'une voix rocailleuse : « Qu'est-ce que tu fous là, capitaine moustache, en pleine nuit, le soir de votre Noël ? »
Je lui répondis, en toute franchise que l'homme qui était avec moi était un marabout et qu'on allait à Bou-Tlélis pour notre fête religieuse. J'entendais dans son dos le ricanement de ses hommes murmurant : « On les emmène dans la Sebkha ! » (Le lac salé, à l'Est d'Hammam-Bou-Hadjar, servait parfois aux exécutions sommaires).
Me souvenant de ce que j'avais appris au CIPCG (1) d'Arzew, commandé par l'illustre colonel Langlais, je lui dis que le Dieu des chrétiens était le même que celui des musulmans, que Mohamed était l'homologue de l'archange Gabriel et en levant le doigt, je psalmodiai : «Achhadou an la ilaha illah-Uah, washadou ana Muhamad rasulu-llahi » (2). J'entendis certains de ses hommes répéter pieusement la chahada après moi, les armes inclinées vers le sol, et le capitaine fellagha, en me saluant me dit : « Drop le djebel, capitaine moustache, et qu'Allah te protège ». Je lui rendis son salut et repris mon chemin. Mon brave religieux, qui n'avait pas ouvert la bouche, me dit alors « Tu as la baraka, capitaine moustache ! Je voyais déjà mon nom gravé sur le monument aux morts... » Puis me montrant un astre qui brillait dans le firmament, il ajouta : « C'est l'étoile de Bethléem... suis-la, car aujourd'hui c'est notre bonne étoile ».
A l'approche du village j'entendis les cloches sonner. Il était minuit moins cinq
! Je traversai l'église, qui était comble, avec le prêtre encore revêtu de sa couverture militaire. Je croisai du regard les visages embués de larmes de tous ces Pieds Noirs que j'aimais tant, les Sallèles, les Chamond, les Hernandez, Mademoiselle Holchmuth, alsacienne au grand cœur, et bien d'autres...
La surprise générale fut d'autant plus grande que mon lieutenant venait de dire à l'assistance que nous n'aurions sûrement pas de curé ce soir donc pas de messe de minuit, mais que nous allions toutefois entonner tous les chants de Noël qui avaient été préparés par la chorale civile et militaire avec tant de soins.


Rarement une messe fut suivie avec autant de ferveur, sachant que l'église deviendrait sûrement, demain, une mosquée... Pour le « Minuit chrétien » bien   des   mouchoirs   sortirent   des poches…………

À la ferme Jarsaillon, le réveillon qui suivit fut à la hauteur de l'événement et c'est mon brave religieux en retraite qui semblait le plus heureux.
Quand le lendemain je le raccompagnai à Rio-Salado, il me dit, en me quittant, essuyant une larme au coin de ses yeux : « Maintenant je peux quitter cette terre, je suis sur un nuage de félicité...... merci, capitaine moustache, mais ne fais plus de folie !!! »
Personne, avant ce jour, n'a eu connaissance de cette aventure et, a posteriori, je demande pardon à mon chef de corps, le colonel Loire, homme de grande valeur, qui m'avait toujours fait confiance et qui aurait été dans de beaux draps... si ma mésaventure au barrage de Lourmel avait mal tourné !!!

Si un lecteur a connu ce grand moment de chrétienté, ou s'il sait ce qu'est devenue l'église de Bou-Tlélis, qu'il veuille bien prendre contact avec l'auteur de ce récit : Colonel Gabriel Récasens au 04 68 22 22 20