On retrouve dans ces écrits l'évocation d'événements mal élucidés, l'appel à de nouvelles archives qui permettraient d'éclairer des points qui seraient encore obscurs ; sans que, malheureusement, ne soit rappelé que, pour l'essentiel, l'événement est clair, les coupables identifiés, les mobiles de leurs crimes (réussis) parfaitement évidents, comme le fait le « Livre blanc sur un crime d'Etat» récemment édité par notre association. Seulement voilà, du coup renaît un autre débat : celui qui consiste à jeter un discrédit total sur les témoignages et les expériences vécus pour ne privilégier, dans les recherches historiques, que les archives qui ont — comme dit Monneret (3) — « les avantages de l'écrit et de l'officialité ».
On m'opposera peut-être qu'un Benjamin Stora met en garde ses étudiants contre le recours aux archives et privilégie les récits des acteurs et des témoins. S'il suffit qu'un comportement ait été adopté par B. Stora, face à tel ou tel problème, pour que ledit comportement soit définitivement proscrit, alors je crains que l'on ne glisse sur une pente dangereuse.
J'ajouterai que nous nous trouvons, avec les phases finales de la guerre d'Algérie, devant une situation historique assez particulière. Dans une guerre classique, la Grande Guerre par exemple, les deux belligérants constituaient des archives extrêmement fouillées, en toute liberté et toute sécurité. Ce qui, notons-le au passage, n'a pas interdit aux historiens de puiser très abondamment dans les témoignages.
Quoi qu'il en soit, la confrontation et la complémentarité des archives de chacun des deux belligérants permettent d'approcher sans doute de la réalité. Il n'en est pas de même avec la population française d'Algérie et les quelques centaines de militants de l'OAS qui tentaient désespérément de sauver leurs compatriotes de la mort ou de l'exil. Car, au moins depuis le 24 janvier 1960 - début de la guerre franco-française - et a fortiori après le 18 mars 1962 - date de la signature des prétendus Accords d'Evian -, cette minorité européenne était prise en tenaille entre d'une part le FLN et d'autre part des éléments des forces de l'ordre, en particulier de la Gendarmerie, des CRS, des barbouzes, etc..
La minorité européenne n'avait pas d'archives, déposées et consultables à Vincennes ou ailleurs. Elle n'a eu que ses yeux pour pleurer et sa bouche pour parler. Quant à l'OAS, ses archives sont évidemment rarissimes. En établir eut été une folie puisque leur découverte par l'ennemi gaulliste aurait immédiatement assuré le repérage, l'arrestation et les tortures des compagnons d'arme. Le mérite extrême de l'admirable livre de Marie-Jeanne Rey et Francine Dessaigne (4) est d'avoir recouru aux témoignages, sans négliger tant s'en faut les archives.
En revanche, je voudrais attirer l'attention ici sur quelques effets pervers d'une démarche, quelque peu inverse, qui récuse la validité des témoignages, même les plus massifs et les plus unanimes, au profit des seules archives émanant des forces de l'ordre. Mais celles-ci, au sujet du 26 mars par exemple, écrites par des officiers plus ou moins impliqués dans le carnage, ou par leurs collègues, si elles ont le prestige de l'écrit et de l'officialité - comme dit Monneret -, n'en sont pas moins largement plus suspectes que les témoignages.
LES PRETENDUS ACCORDS D'EVIAN ET L'AFFAIRE DE BAB EL OUED
Dans la première quinzaine de mars 1962, les Français d'Algérie ne pouvaient pas y croire. Ils ne voulaient pas y croire. Et le 18 de ce mois-là, ils ont reçu comme une condamnation monstrueuse et imméritée l'insupportable nouvelle : leurs départements français avaient reçu le statut de l'indépendance « en association avec la France » (sic) et au profit du seul FLN. Plus de cent trente ans de labeur acharné pour rien. Plus de huit ans de guerre pour rien.
La perspective d'avoir à quitter sa terre natale, sa maison, ses biens, ses tombes, comme un déporté politique ! La détermination de la clique de tueurs a laquelle avait été remise l'Algérie, n'avait jamais varié : pour les Français d'Algérie ; c'était « la valise ou le cercueil ». Les atrocités commises par cette même clique, au cours des huit ans écoulés, ne laissaient pas d'illusion sur le sort de ceux qui tenteraient de rester.
L'OAS, leur seul bras armé, misérable face aux deux forces hostiles, a tenté de passer à l'action. A Bab-el-Oued, quelques militaires des forces de l'ordre dont la présence devenait provocante dans ce contexte, ont été attaqués. Immédiatement, un véritable dispositif militaire a été mis en place, ceinturant totalement ce quartier populeux situé au Nord de la casbah. Les habitants ont été soumis dès le 23 avril à un blocus rigoureux ; plus d'alimentation, plus de lait, plus de secours extérieur, plus d'hospitalisation, plus de funérailles ; les sorties dans la rue tolérées quelques heures par jour. En prime, les blindés de la Gendarmerie mobile tiraient sur les façades des immeubles à la mitrailleuse lourde dont les balles ne s'arrêtaient évidemment ni aux portes, ni aux fenêtres. Des avions T6 mitraillaient les terrasses qui auraient pu servir de refuge.
Le reste du Grand Alger, ému et même angoissé, sentait la nécessite d'une action solidaire. Mais laquelle ? Le 26 mars au matin, un tract de l'OAS signé du Colonel Vaudrey (0), appelait enfin les Algérois à une action en faveur de Bab-el-Oued. Après avoir décrit ce qui s'était perpétré contre l'Algérie française et évoqué les souffrances du quartier meurtri, le tract lançait l'invitation suivante. « ... Il faut aller plus loin en une manifestation de masse, pacifique et unanime. Tous les habitants de Maison Carrée, d'Hussein-Dey, d'EI Biar rejoindront ce lundi, à partir de 15 heures, ceux du centre, pour gagner ensemble et en cortège, drapeaux en tête, sans aucune arme, sans cri, par les grandes artères, le périmètre de bouclage de Bab-el-Oued ». Cet appel pathétique répondait aux aspirations profondes de l'immense majorité des Algérois. Ils décidèrent donc de s'y rendre.
En lançant cette manifestation et cette marche, à l'évidence, l'OAS prenait un risque(0). Mais quelle guerre n'a pas les siens, a fortiori quand elle est dans une phase aussi désespérée?... La manifestation ainsi appelée revenait à élargir l'épreuve de force enclenchée à Bab-el-Oued. On peut penser, en effet, que l'objectif allait bien au-delà de la tentative de lever le bouclage du quartier souffrant. Il s'agissait en réalité d'une ultime tentative auprès de l'Armée française.
Celle-ci, parfaitement au courant de la teneur des Accords d'Evian, de la vanité complète des prétendues clauses de garantie, du désespoir des Européens, des Juifs et de la multitude des indigènes qui nous avaient été fidèles, allait-elle obéir au pouvoir gaulliste? Allait-elle se déshonorer en écrasant les dernières résistances de ces Français d'Algérie ? Ou bien, comme quelques-uns l'avaient fait en avril 1961, allait-elle entrer en dissidence, dire « non! Halte là ! Cette solution est inadmissible ». A 15 heures, le carnage de la rue d'Isly allait lever l'ambiguïté et mettre fin à tout espoir. Une partie au moins de cette armée avait choisi le déshonneur et se ferait la complice du FLN.
LE GUET APENS
Des milliers d'habitants se sont mis en marche, parfois dès la fin de la matinée, pour rejoindre la place de la Grande Poste ou se faisait le rassemblement. L'interdiction administrative de la manifestation n'était en général même pas prise en considération par ces Algérois.
Le pouvoir gaulliste - et ses hommes de main à Alger - Vitalis Cros, Capodano -ont su en tirer un parti diabolique. Huit jours après les Accords d'Evian, pour faire comprendre aux Français d'Algérie qu'ils n'avaient plus aucun espoir de compter sur l'armée pour s'opposer aux funestes dispositions de ces Accords, le pouvoir gaulliste ne pouvait espérer convaincre seulement par des discours. Il fallait un carnage. La manifestation allait fournir le guet-apens nécessaire à ce projet.
Le guet-apens est d'abord attesté par le recours au 4e Régiment de Tirailleurs (4e RT), alors que le Général Ailleret, commandant en chef des forces en Algérie, venait d'interdire, par une note écrite, l'emploi de ce genre d'unité pour le maintien de l'ordre en ville. Par dessus le marché, au dernier moment, sur le coup de 10 heures du matin, la décision la été prise de mettre ces deux sections du 4e RT, au point névralgique, c'est-à-dire au débouché de la place de la Grande Poste où se faisait le rassemblement vers les deux, , J artères qui conduisaient à Bab-el-Oued : le boulevard Bugeaud et la rue d'Isly. Monneret fait mine de s'étonner que l'on n'ait pas placé en ce point des unités accoutumées à cette mission : gendarmes ou CRS. En fait, c'était calculé. De toutes les unités stationnées dans l'Algérois, ce serait avec ces tirailleurs qu'il serait le plus facile de faire ouvrir le feu massivement sur une foule de Français d'Algérie. Les massacreurs faisaient ainsi face à l'immense foule à massacrer.
J'ai longé le cordon de tirailleurs et dévisagé les hommes les uns après les autres. C'étaient de très jeunes arabes au visage ferme, au regard haineux, équipés comme pour le plus dur combat, avec casque lourd, nombreux fusils mitrailleurs, bandes de cartouches en bandoulières sur le buste, et - d'après des archives militaires - leurs armes individuelles approvisionnées et chargées.
Un autre phénomène confirme le guet-apens. La manifestation aurait pu être interdite effectivement. Elle ne l'a pas été. Ou plus exactement elle a été limitée à des proportions « raisonnables » : il fallait une masse critique, mais pas plus. Cros a écrit que « tout se passait a peu près bien du côté de Maison Carrée, du Ruisseau, d'Hydra où les attroupements se résorbaient sans difficulté ». Et ailleurs? Pourquoi n'arrêtait-on pas ces flux provenant de la périphérie?
Monneret poursuit : « or, et c 'est là un point étrange sur lequel on doit s'interroger (sic), à l'heure de la manifestation, le centre d'Alger n'est pas barré par des cordons de Gardes et par des blindés. Les chevaux défrise sont rares ». C'est trop peu dire. Les quelques hommes, disposés par exemple près de l'Université, ne se sont nullement opposés à mon passage et à celui des collègues qui m'accompagnaient pour me rendre vers la place de la Grande Poste.
Davantage encore : si des hélicoptères avaient jeté quelques grenades lacrymogènes sur le rassemblement, la foule n'aurait pas insisté et se serait dispersée. La réalité, c'est que le pouvoir avait besoin de cette manifestation, du massacre dont elle allait être l'occasion afin d'envoyer un message fort aux Pieds-Noirs : l'armée ne vous soutiendra plus ; vous devez passer sous la coupe du FLN ou partir.
Georges DILLINGER IN Lettre de VERITAS N° 120
0. Les présents passages reproduisent la présentation faite par Monneret. Il fait l'objet de contestations apparemment fondées, tant sur le fait que le tract ait été rédigé par Vaudrey, que sur le fait que sa diffusion ait été assurée par l'O.A.S.
Des éléments sérieux donnent à penser qu'il pourrait s'agir d'une provocation renforçant le machiavélisme du guet-apens. Vous pourrez en prendre connaissance en lisant le Livre Blanc édité en décembre 2007 par VERITAS.
1. Georges Dillinger, Français d'Algérie face au vent de l'histoire, chapitre VII. Autoédition 2002.
2. Jean Saint-Paul, « Un odieux crime gaulliste : la fusillade de la rue d'Isly (Alger, le 26 mars 1962) ». Lecture Française i° 601-602, mai-juin 2007. Cet auteur s'appuie lui-même sur le récit publié par Jean-Pax Méfret dans le Figaro Magazine du >8 mars 1992.
3. Jean Monneret, « La phase finale de la guerre d'Algérie ». Edition L'Harmattan, Paris 2000.
4. Marie-Jeanne Rey et Francine Dessaigne, « Un crime sans assassin ». Edition Confrérie Castille. Paris 1994.
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