27 JUILLET-15 SEPTEMBRE : La répression va s’abattre soudainement sans aucune cause locale particulière.
Une cinquantaine d’ex-supplétifs ou de civils furent tués par l'A.L.N dans les villages les plus éloignés. Mais surtout 750 personnes environ furent arrêtées et regroupées dans trois « centres d’interrogatoires » ayant chacun juridiction sur un tiers de l'arrondissement, dont deux étaient situés sur son territoire et le troisième à cent cinquante kilomètres de là dans une ferme de Aïn-Soltan près de Bordj-Bou-Arreridj (350 détenus).
Dans ces centres où l'on entendait très loin à la ronde les hurlements des torturés, près de la moitié des détenus furent exécutés, à raison de cinq à dix chaque soir. L'emplacement des charniers situés à proximité des centres est connu. L'autre moitié fut relâchée de fin août au 15 septembre, date à laquelle les centres furent supprimés .
Ces centres contenaient environ deux tiers d’ex-supplétifs et un tiers de civils (maires, conseillers généraux, conseillers municipaux, chefs de village désignés, généralement contre leur gré par l'armée, anciens combattants et de plus ceux qui avaient été dénoncés, à tort ou raison, librement ou sous la torture, comme ayant travaillé pour la France). Durant cette première purge un conseiller général dont le président du comité F.L.N m’avait dit avant mon départ qu’il avait tout l'estime de la population, mais qui avait par conviction toujours pris position pour la France, a été arrêté le 1er août, après avoir assuré les fonctions de maire jusqu’à cette date à la demande de l'A.L.N ; puis il fut enterré vivant le 7 août, la tête dépassant et recouverte de miel, en compagnie de plusieurs autres détenus, dans le camp de Aïn-Soltan devant ses 350 codétenus. Son agonie, le visage mangé par les abeilles et les mouches, dura cinq heures.(…)
A noter que durant cette période, la population n’a participé aux supplices que de quelques dizaines de harkis - promenés habillés en femmes, nez, oreilles, et lèvres coupés, émasculés, enterrés vivant dans la chaux ou même dans le ciment, ou brûlés vifs à l'essence. Cependant, les supplices dans cette région n’atteignirent pas la cruauté de ceux d’un arrondissement voisin à quelque quinze kilomètres de là : harkis morts, crucifiés sur des portes, nus sous le fouet en traînant des charrues, ou la musculature arrachée avec des tenailles. De même dans cet arrondissement ne furent pas signalés de massacres, par l'A.L.N, de femmes et d’enfants harkis ; ce qui fut fréquent dans les arrondissements voisins où des femmes furent aussi tuées pour le seul fait d’avoir reçu des soins dans des infirmeries militaires. Il a d’ailleurs été généralement considéré que la répression dans cet arrondissement et au cours de cette même période a été particulièrement limitée par rapport à de nombreux autres où les chiffres de 2000 à 3000 morts étaient couramment cités.
Cependant le calme revenait le 15 septembre et ne devait pas se démentir jusqu’au 15 octobre. L'on pouvait estimer que la période de répression qui avait correspondu avec les séquelles de la vacance du pouvoir se terminait. Ceux qui avaient été épargnés pensaient être sauvés.
15 OCTOBRE-FIN DECEMBRE : Reprise de la répression à froid sur la seule initiative de l'A.L.N-A.N.P (l'Armée nationale populaire – qui, basée à l'extérieur des frontières – avait fait son entrée dans l'arrondissement le 15 octobre). L'on doit en effet noter que pas plus que la population, ni le F.L.N proprement dit, ni le pouvoir civil local n’ont participé en rien à cette période de répression et qu’ils peuvent donc légitimement, non pas nier ou prétendre ignorer, mais désavouer et affirmer ne pas y avoir pris part. L'on ne peut, cependant, penser qu’ils en étaient contristés. Les 15, 16, et 17 octobre une cinquantaine d’ex-harkis étaient massacrés par l'A.L.N. Les enfants comptaient les cadavres en allant en classe. Dans une commune, la population se réunissait le 21 octobre près d’un centre social pour protester contre les massacres de l'A.L.N (presque chaque famille avait dans son sein et des harkis et des rebelles).
D’autre part, de fin octobre à début décembre allait reprendre une nouvelle vague d’arrestations de ceux qui avaient été détenus, puis libérés vers le 15 septembre. Enfin, il n’était plus question de Centre d’interrogatoires : l'A.L.N exécutait sommairement, seules les personnalités avaient encore l'honneur de supplices et de tortures.(…)
Dans chaque commune (groupant en moyenne treize villages et sept à huit mille habitants), trente à cinquante personnes furent abattues, harkis ou mokhaznis, chefs de village ou conseillers municipaux et jusqu’à des septuagénaires, présidents de petites sections locales d’anciens combattants. Dans certaines communes, la totalité des harkis ont été tués, dans d’autres une vingtaine seulement. De spectaculaires et atroces suicides à la hache ou à la mort-aux-rats eurent lieu au moment des arrestations
Dans de petits villages, les exécutions avaient lieu sur place ou à cent mètres d’écart à n’importe quelle heure du jour.
Dans les chefs-lieux de communes, dès la tombée de la nuit, l'A.L.N venait chercher en jeep tel ou tel qui était exécuté un kilomètre plus loin.(…)
Enfin eurent lieu des massacres généraux dans des villages qui avaient été les premiers à se rallier à la France en 1957. Ainsi arrivaient fin novembre à Marseille, convoyés par l'armée, cinquante rescapés, femmes et enfants, d’un village de l'arrondissement voisin où tous les hommes avaient été tués. Dans l'arrondissement dont il s’agit ici, l'on m’a simplement indiqué que dans un village profrançais tous les hommes étaient soit morts soit prisonniers.
A noter que toutes les victimes de la deuxième vague de répression avaient résidé depuis le 1er juillet dans leur village sans être nullement inquiétées. Il n’était donc plus question de vengeance à chaud, ni même de liquider ceux qui s’étaient particulièrement engagés avec la France, ce qui avait été fait largement lors de la première vague de répression, mais de tuer ceux qui, ou bien n’avaient jamais caché leurs sentiments profrançais, ou bien simplement avaient accepté, sans que la population ne trouve rien à redire, de participer au système administratif de l'époque, sans avoir jamais pris part ni à la répression, ni à des prises de position politiques caractérisées. Beaucoup avaient même été inquiétés ou suspectés par l'armée à juste titre.
Cependant, si au cours de la première vague de répression du mois d’août aucun des menacés n’avait pu s’échapper, sans aucun doute parce que la population suivait encore aveuglément les ordres du F.L.N, plus de deux cents personnes sont parvenus en France de fin octobre à fin novembre, échappant de justesse à la mort. Elles ont souvent déclaré qu’elles avaient été prévenues de leur arrestation par la population quelques heures avant celle-ci, et souvent nourries, cachées pendant trois à dix jours puis munies de viatiques pour pouvoir passer en France. L'excès de la répression avait provoqué une fois de plus dans cette guerre d’Algérie , le dégoût d’une population qui a le sens de la justice. »
Après cet exposé des faits, le sous-préfet d’Akbou dresse le bilan de la répression.
« De façon globale le nombre de liquidés est très certainement supérieur à 750 et probablement de l'ordre d’un millier (dans son département).
Il est certain que ce nombre, grâce au caractère relativement très limité de la première vague de l'épuration, est, d’après ce qui est indiqué, très inférieur à celui de la plupart des autres arrondissements
Le chiffre moyen de 2000 tués par arrondissement (mais pour la plupart en août) est très fréquemment cité ( l'Algérie compte 72 arrondissements). (…)
A noter également que l'on ne parle que de harkis alors que la proportion non négligeable de civils est de l'ordre d’un tiers constitué d’élus de tous rangs, de chefs de villages, d’anciens combattants ou de simples civils…A titre d’exemple, sur six conseillers généraux, deux ont été tués, deux ont pu se réfugier en France, un est en prison depuis le premier août après d’atroces sévices et un autre a été libéré après deux mois de détention et de tortures. Sur onze maires : cinq tués, un en prison, deux évadés, un détenu puis libéré, un libre. »
Le sous-préfet d’Akbou s’étonne que la presse française consacre si peu de place au massacre des amis de la France :
« L'honneur de notre pays paraît plus gravement engagé et l'on peut être surpris que dans les rares articles de presse traitant de cette question, le nombre de victimes soit minoré dans de telles proportions, comme si la discrétion était de surcroît demandée aux victimes. » |