Comment et dans quelles conditions les rapatriés ont-ils fini par échouer massivement sur le littoral méditerranéen ?
L’imprévoyance du gouvernement, la cécité de Robert Boulin, secrétaire d’État aux rapatriés qui le 30 mai 1962 n’envisageait pas encore l’afflux des populations d’Afrique du Nord, l’obstination de Charles De Gaulle qui, à la même date, ne croyait pas à un retour massif, malgré les avertissements d’un Alain Peyrefitte ou d’un Valéry Giscard d’Estaing, ont entraîné cette tragédie que furent les rapatriements de 1962. Pourtant, dès le début de l’année, on enregistra de nombreuses arrivées sans esprit de retour. Le nombre des départs d’Algérie s’accrut au lendemain de la signature des accords d’Évian et s’accélèrent avec la fusillade de la rue d’Isly, puis l’arrestation de Raoul Salan le 21 avril 1962.
Quel en a été l’impact sur la région d’accueil ?
À partir de mai – alors que Robert Boulin était convaincu que les Français d’Algérie avançaient les dates de leurs vacances ! – les villes du littoral, Marseille et Toulon, commencèrent à prendre conscience de l’ampleur du phénomène. À l’initiative d’associations de bénévoles –Croix Rouge, Scouts de France, association Maréchale de Lattre… –, de comités d’accueil des Rapatriés et de l’ANFANOMA qui tire très tôt la sonnette d’alarme, des structures d’accueil se mettent en place. Mais en juin, les départs deviennent massifs et les conditions de départ effroyables : entassement sur les quais des ports, dans les halls des aéroports pendant plusieurs jours. Les conditions de transport sont tout aussi pénibles : certains paquebots doublent leur capacité d’accueil de passagers, des Harkis sont entassés sur des bateaux de la Marine Nationale destinés au transport de chars et pendant les pires journées de juillet, lors des massacres d’Oran, les Pieds Noirs le sont sur le porte avions La Fayette et d’autre vaisseaux de guerre, alors que la CGT, dans le même temps, a décidé un mouvement de grève paralysant le port de Marseille.
Ces populations qui arrivent sans rien, avec deux valises par personne – ce n’est pas une légende – s’intègreront pourtant dans des villes où les populations furent parfois – surtout au début – hostiles. Certes, il faut souligner la prise en charge formidable de certains élus – les municipalités de Nice, Toulon, Perpignan… – qui firent pression sur le gouvernement pour accélérer la construction d’écoles, de logements… Le développement de ces villes contribua à un réel dynamisme économique – amorcé certes par les Trente Glorieuses –, y compris pour celles comme Béziers qui vivait dans une certaine torpeur.
Vous avec privilégiés de nombreux témoignages d’acteurs de ces événements…
Volontairement, les acteurs sont des anonymes ; ils appartiennent d’abord à mon cercle familial, puis je me suis préoccupé lors de mes conférences de lancer un appel à témoignage.
Aucun de mes témoins n’est célèbre ; certains, comme le père de Christian Fenech, connurent une notoriété locale en étant adjoint au maire et/ou président d’associations locales.
Peut-on être témoin et historien ?
Je répondrai par une citation de Jean-Claude Schmitt, directeur d’Études à l’EHESS, qui dit dans un ouvrage consacré à Jacques Le Goff, L’ogre historien, ceci : « Les historiens qui racontent leur vie sont rarement naïfs. Ce sont des professionnels du témoignage qui savent doser subtilement la part du contexte et celle de leur initiative, faire valoir l’intelligence des situations et des chances qui leur revient en propre. Comme l’exercice autobiographique les y invite, ils recentrent l’attention sur eux-mêmes et s’ils n’ignorent pas le jeu des contraintes, la part des expériences collectives ni le paysage institutionnel, ils les ordonnent à partir de ce qu’ils veulent montrer d’eux-mêmes et du rôle qu’ils pensent avoir tenu. »
Cette migration serait la dernière d’une longue série, pouvez-vous préciser cette affirmation…
Elle est effectivement la dernière d’une longue série en ce qui concerne la France qui a connu en 1954 les départs d’Indochine, en 1956 d’Égypte, puis ceux du Maroc et de Tunisie qui s’échelonnent dans le temps et d’Algérie en 1962 ; Les décolonisations d’Afrique ne connaissent pas de départs massifs, hormis dans une mesure moindre, ceux de Guinée, encore sont-ils organisés par le gouvernement. En Europe, les Pays-Bas ont vécu des arrivées massives d’Indonésie entre 1948 et 1950. La Belgique doit faire face à des départs précipités et en masse du Congo en 1960. En fait, après 1962, seul le Portugal, en 1975, doit accueillir des centaines de milliers de réfugiés : 500 000 environ…
Peut-on traiter ces migrations méditerranéennes sud-nord du XXe siècle comme celles nord-sud du XIXe siècle ?
Non, bien évidemment ; tout d’abord, de nombreux témoins de cette gigantesque migration sud-nord du XXe siècle sont encore vivants et le traumatisme demeure. Ensuite, la France est toujours engluée dans une guerre des mémoires, entre les artisans farouches de la décolonisation, dont certains véhiculent une volonté de repentance et une volonté de culpabilisation vis-à-vis des déracinés tout à fait inacceptable. Enfin, la migration du XXe siècle est subie, alors que les départs du nord vers le sud au XIXe siècle étaient le fait volontaire de groupes ou d’individus qui décidaient de quitter leur pays d’origine afin de fuir le plus souvent la misère, parfois des gouvernements tyranniques.
Les rapatriements en France. 1954-1962 de Gérard Crespo, éditions Dualpha, collection « Vérités pour l’Histoire », dirigée par Philippe Randa, 334 pages, 33 euros.
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